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par ce moyen il était presque sûr d'être payé; ne l'était-il pas, l'engagement corporel recevait son exécution: le créancier se consolait de la perte de sa créance par le plaisir de mutiler le corps de son débiteur; si l'humanité l'emportait, il le vendait comme esclave, et rentrait ainsi au moins dans une partie de sa créance.

Voilà une législation qui donne au créancier toute la satisfaction qu'il peut désirer: c'est un modèle de loi pour parvenir au paiement des dettes. Les jurisconsultes patriciens admettaient, comme les défenseurs de la contrainte par corps, que le débiteur oblige sa personne, mais ils étaient plus conséquents que leurs successeurs. Aujourd'hui le créancier a seulement le droit de faire emprisonner son débiteur, et il contracte l'obligation de le nourrir, sans pouvoir le faire travailler. Si l'on avait offert aux Patriciens de Rome un pareil moyen de contrainte, ils auraient répondu et avec raison: cet emprisonnement pour dettes est absurde, il ne donne qu'un droit illusoire au créancier, lui impose des charges, et tourmente inutilement le débiteur. Si vous admettez le principe que le débiteur engage sa personne, il faut nous donner aussi un droit efficace sur la personne, lorsque ses biens ne suffisent pas; si le débiteur met sa liberté en gage, il devient, en cas de non paiement, notre propriété; nous avons le droit de le soumettre aux traitements les plus barbares, pour exciter ses parents, ses amis à intervenir en sa faveur; nous avons le droit de disposer de son corps, de le partager si nous sommes à plusieurs, et ce ne sera que pure humanité de notre part, si nous voulons bien le réduire en esclavage. Mais ne venez pas nous parler de votre emprisonnement, d'un engagement personnel, qui ne donne aucun droit sur la personne, d'une garantie pour le paiement, qui nous force à nourrir le débiteur, sans que nous puissions nous indemniser du produit de son travail.

En maintenant dans toute sa rigueur l'ancien droit sur les dettes, la loi des douze tables avait conservé un élément permanent de troubles et de révolutions. Dans chaque mouvement

populaire nous voyons apparaître comme acteurs principaux des débiteurs chargés de chaînes : sans cesse l'on prend des mesures violentes pour le soulagement de cette classe malheureuse. Les célèbres rogations liciniennes portaient, que l'on déduirait du capital des dettes le montant des intérêts qui avaient été acquittés, et que le restant serait payé par tiers chaque année. Mais ces lois temporaires produisaient peu de bien (1).

Au commencement du cinquième siècle, l'armée se révolta à Capoue: les soldats accablés de dettes craignaient, s'ils retournaient à Rome, d'être livrés à leurs créanciers; ils s'insurgèrent: dans leur marche contre Rome, ils s'adjoignirent une foule de Plébeiens réduits en servitude, et cultivant les champs avec les esclaves leur nombre s'accrut ainsi à 20,000. Pour engager les soldats à se soumettre, on leur accorda remise de leurs dettes (2). Enfin, vers le milieu du cinquième siècle (435) l'engagement corporel fut aboli, voici à quelle occasion :

Un jeune homme fut réduit en esclavage pour les dettes de son père son créancier chercha à le séduire, il le menaça, le maltraita pour le forcer à se livrer à ses infâmes plaisirs. Le jeune homme conserva sa pureté, il trouva une occasion de se sauver de la prison, et de se réfugier sur le Forum; le peuple prit compassion du malheureux, et demanda avec force l'abolition de la servitude pour dettes.

Quoiqu'il en soit de la vérité de cette histoire, il est certain que la loi Poetelia abolit l'obligation corporelle du nexum; elle défendit d'engager à l'avenir sa personne et sa liberté : quant aux addicti, elle les garantit contre les fers et les chaînes; mais lorsque la dette pour laquelle ils étaient détenus dérivait d'un crime, ils continuaient à rester enchaînés comme les criminels.

Ce changement dans la législation fut une véritable révolution politique à dater de ce moment, dit Tite-Live (3), commença

(1) NIEBUHR, III, 23. (2) Ibid., III, 77.

(3) VIII, 28.

pour les Plébeiens une nouvelle liberté : velut aliud initium libertatis factum est (1).

Cependant la loi Poetelia n'abolit pas entièrement l'ancienne législation, elle abrogea seulement l'engagement corporel, le nexum, mais l'addiction subsista (2). La contrainte par corps proprement dite, c'est-à-dire l'emprisonnement pour dettes, ne fut jamais abolie chez les Romains (3). Aulu Gelle dit (4), que les créanciers ne se partageaient plus de son temps le corps de leurs débiteurs, mais que ceux-ci sont toujours adjugés et chargés de chaînes; addici nunc et vinciri multos videmus.

Avant de poursuivre l'histoire de la contrainte par corps dans les temps modernes, arrêtons-nous un instant pour rechercher les causes de la rigueur barbare avec laquelle les législateurs de l'antiquité traitent les débiteurs. Partout l'esclavage, la mort attendent le malheureux qui ne satisfait pas à ses engagements. Comment concilier cette violation des droits les plus sacrés avec la liberté politique d'Athènes et de Rome?

La contrainte par corps se confond avec l'esclavage; elle a la même origine, le mépris ou l'ignorance de la dignité de l'homme, de son individualité. Plusieurs peuples de l'antiquité ont joui d'une grande liberté politique, mais aucun n'a connu la liberté individuelle: chez eux l'état absorbe les individus ; l'homme disparaît, le citoyen seul existe, il prend une part directe à l'exercice de la souveraineté, il délibère sur la place publique de la paix et de la guerre, il vote les lois, il prononce les jugements. Mais si le citoyen est souverain dans les affaires publiques, l'homme est esclave dans ses rapports privés. Rien n'est accordé à l'indépendance de l'individu, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni sous celui de la religion: il peut arbitrairement être dépouillé de son état,

(1) NIEBUHR, I. 599.

(2) Ibid., I. 605, note 76.

(3) ZIMMERN. Geschichte des Römischen Privatrechts, T. 3 Römische Rechtsgeschichte, §. 582.

(4) XX, 1.

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de ses biens, de sa vie. Les anciens ont exagéré la liberté politique au détriment de la liberté individuelle. De là le peu de cas que le législateur fait des droits de l'homme: le même individu qui exerce la souveraineté sur la place publique, est soumis dans l'intérieur de sa famille à un despotisme absolu; les lois lui permettent d'aliéner sa liberté, sa vie; elles donnent au père de famille, au créancier, droit de vie et de mort sur ceux qui tombent sous leur puissance.

La servitude pour dettes était en parfaite harmonie avec cet état social. Mais la liberté, telle que la pratiquait l'antiquité, est-elle encore celle du monde moderne? Le citoyen a perdu ses droits anciens, l'homme a gagné des droits nouveaux. La part de souveraineté, que les constitutions les plus démocratiques de nos jours accordent au peuple, ne peut pas être comparée avec les prérogatives du citoyen de Rome et d'Athènes; mais la liberté a reçu de larges compensations: l'esclavage à disparu, les hommes sont garantis contre l'arbitraire de l'état et des particuliers. C'est le sentiment de l'indépendance de l'individu qui domine dans l'idée que nous nous formons de la liberté ce sentiment s'est même développé avec trop de force, il tend à absorber l'homme tout entier (1).

Cet état social n'est-il pas incompatible avec l'emprisonnement pour dettes?

S. II.

DE LA CONTRAINTE PAR CORPS AU MOYEN-AGE ET DANS LES TEMPS MODERNES

JUSQU'A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Au berceau de la société moderne nous rencontrons la servitude pour dettes, et chose remarquable, elle existe chez les peuples germaniques presque dans les mêmes termes que chez

(1) BENJ. CONSTANT. De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. Cours de politique constitutionnelle. T. 4. p. 238 s.

les Romains. Les Germains admettaient aussi que l'homme peut aliéner sa liberté; Tacite nous apprend qu'ils poussaient la fureur du jeu jusqu'à engager leur corps à défaut de biens (1). Les débiteurs insolvables devenaient les esclaves de leurs créanciers. Grimm dans ses antiquités de droit a donné sur cette partie des anciennes coutumes germaniques les détails les plus intéressants (2). Il est probable que le créancier avait sur son débiteur droit de vie et de mort. Sur ce droit repose un conte populaire qui s'est perpétué à travers le moyen-âge, et qui a été dramatisé par Shakespeare dans son Marchand de Venise: un juif prête de l'argent sous la condition de pouvoir prendre, en cas de non paiement, une certaine quantité de chair sur le corps de son débiteur : le juge lui maintient son droit, mais il décide que sous peine de mort il ne prendra ni plus ni moins que le poids stipulé. On pourrait croire que cette tradition a sa source dans la législation romaine; mais ce qui démontre qu'elle est d'origine germanique, c'est qu'on trouve le droit du créancier consacré dans des pays où les lois de Rome n'ont jamais pénétré.

On lit dans la loi de Norwège :

Si un débiteur ne paie pas son créancier, et refuse de travailler pour lui, celui-ci peut le traduire en justice, et provoquer ses amis à acquitter sa dette. S'ils ne veulent pas le libérer, le créancier a le droit de prendre un morceau de chair sur le corps de son débiteur, en haut ou en bas, von ihm zu hauen was er will, oben oder unten.

Ces coutumes sont confirmées par un passage de la loi salique, qui parle de la personne lésée à qui est due une composition (wehrgeld). « Si le débiteur est insolvable, et que personne ne veuille payer pour lui, tunc illum qui homicidium fecit, ille qui eum in sua fide habet (c'est-à-dire celui à qui est due la composition, le créancier) per quatuor mallos praesentem

(1) German. I. 24.

(2) Deutsche Rechts alterthümer, p. 612 et s.

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