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Ces privilèges accordés à la créance paraissent du reste fort peu surprenants lorsque l'on examine quels sont dans l'ancienne Rome les créanciers. Depuis les temps de la royauté jusqu'à ceux de l'empire nous voyons constamment les bailleurs de fonds, ceux qui prêtent aux Plébeiens et qui font l'usure, désignés comme des sénateurs. Ce que le premier Appius Claudius semblait reprocher à ses collègues, Tibère eut dû en faire un crime au sénat lorsque les membres de ce corps venaient en tremblant lui demander grâce d'avoir bouleversé toutes les fortunes par leurs opérations usuraires (1). Les Patriciens s'offrent partout à nous non comme les banquiers des grandes affaires (rôle réservé aux chevaliers), mais, pour employer une expression de notre temps, comme des préteurs à la petite semaine, qui dévorent la substance du peuple sous couleur de venir à son aide, et dont l'oppression va si loin que l'intervention de l'état devient quelquefois nécessaire.

Quand on réfléchit à ce rôle des sénateurs, il semble que l'habitude de prêter ainsi suppose chez les grands de Rome des sommes immenses d'argent, puisque souvent la plupart des Plébeiens paraissent endettés envers eux, témoin la retraite du peuple, et les fréquentes émeutes auxquelles l'aristocratie ne pût pas toujours résister.

Mais d'où leur serait venue cette grande richesse pécuniaire, puisqu'avant les conquêtes de l'âge suivant leur patrimoine était excessivement borné, et qu'il n'y avait point encore alors de gouvernements lucratifs à obtenir? A côté de la noble indigence des Ménénius, des Cincinnatus et des Fabricius, comment le gros des sénateurs fait-il un trafic perpétuel d'argent, négoce étranger à l'agriculteur, honteux peut être pour le guerrier, mais surtout impossible à tout autre qu'au capitaliste. C'est là une difficulté qui n'a pas été résolue. L'on pourrait, il est vrai, essayer de raisonner par analogie, et voyant que la conduite des Patriciens de Rome ne ressemble qu'à celle des

(1) TACITE, ann. VI, 16.

nobles de Gènes et de Venise, leur attribuer une fortune et des usages d'origine également commerciale. Mais en examinant de plus près la question, l'on trouvera que cette réponse même serait insuffisante, et que ce phénomène social devait se rattacher à l'ensemble de ce système de crédit public à la faveur duquel nous avons vu le négoce établi entre Rome et Carthage.

En effet, l'histoire de ces créances nous montre: 1° les Plébeiens s'endettant toujours; 2° les Patriciens prêtant toujours; 3° l'état souvent forcé d'intervenir soit comme régulateur, soit comme médiateur entre les Plébeiens qui ne peuvent plus payer et les sénateurs qui les emprisonnent ou les vendent. Or, en supposant même les sénateurs assez riches pour prêter constamment, comment se fait-il que le peuple ne puisse vivre sans emprunter? comment, par exemple, après l'arrangement fait par des commissaires pour la liquidation des dettes l'an 403 (1), la foule des Plébeiens est-elle déjà redevenue insolvable l'an 409 (2)? Et comment cette insolvabilité est-elle assez générale pour exiger ou la modification des contrats, ou des sacrifices du trésor, ou l'action d'un dictateur? Evidemment il y a ici quelque cause spéciale qu'il est nécessaire de découvrir et de déterminer.

« Ce mal est ancien à Rome, nous dit Tacite. L'on y porta remède autrefois en diminuant l'intérêt de l'argent; puis en supprimant la versura, et en prévenant tous les moyens d'éluder la loi (3). » Voilà donc deux vers rongeurs qui dévoraient le Plébeien: l'intérêt excessif, et la versura. Le premier n'a rien d'obscur pour nous essayons d'apprécier le second.

Je laisserai parler ici Festus. Versuram facere, mutuam pecuniam sumere; quod initio qui mutuabantur ab aliis ut aliis solverent, velut verterent creditorem. « Faire la versure : lever de l'argent parce que dans les premiers temps celui qui empruntait à l'un pour payer l'autre, semblait changer (vertere)

:

(1) TITE LIVE, VII, 21.

(2) Ib. VII, 27.

(3) ANNALES, VI, 16.

de créancier. » C'était donc la contre-partie de la transcription sur les registres, par laquelle une créance en remplaçait une autre : « A personá in personam transcriptio fit, veluti si id quod mihi Titius debet tibi id expensum tulero, id est, si Titius te delegaverit mihi (1). » Et comme les créances de citoyen à citoyen avaient ordinairement cette dernière forme, cet usage, tout commercial, paraît avoir été des plus communs.

Mais comment la loi a-t-elle défendu la versure en laissant subsister la transcription, si au fond les deux opérations sont identiques? C'est que la transcription autorisée changeait le débiteur sans augmenter la dette; tandis que la versure défendue ne donnait à l'emprunteur un nouveau créancier qu'en lui imposant de nouvelles charges. Ce dernier point ne saurait être douteux, puisque plusieurs anciens ont employé ce terme pour exprimer un emprunt usuraire (2); et en réunissant ces différentes indications qui se concilient d'elles-mêmes, il en résulte que la versure était dans le principe la substitution d'un créancier à un autre, substitution qui se faisait d'ordinaire à des conditions onéreuses pour le débiteur.

Ceci posé, représentons-nous la situation du Plébeien telle que nous en avons indiqué les principaux traits dans le mémoire précédent. S'il habite la ville, le blé qu'il achetera pour sa consommation viendra en partie du dehors (3), le territoire romain ne suffisant pas à l'approvisionnement de toute la population urbaine et rurale. Il l'acquerra donc ou du marchand ( peut-être étranger), ou de l'édile (que nous voyons à chaque instant faire vendre publiquement des grains). S'il ne paie pas comptant (et toutes les ventes à Rome paraissent avoir eu des termes de paiement assez éloignés), il devra au trésor, soit que le blé vienne des magasins publics, ou d'un marchand vendant

(1) Gaius, Instit. comm. III, §. 130.

(2) Niebuhr entend par versura l'intérêt des intérêts. Mais il ne donne aucune raison de cette interprétation arbitraire, et Cicéron dans la 21e lettre du Ve livre à Atticus parle de ce cumul d'intérêts (anatocismus) comme d'une chose tout-àfait distincte de la versure.

(3) Rien de plus commun en histoire: de là aussi en droit la condictio triticiara, etc.

sub fide publica. Et non seulement il se trouvera engagé, mais avec lui le sera une caution, VINDEX. Car la loi des douze tables en déterminant la qualité des cautions à fournir par chaque espèce de citoyens (1), a évidemment en vue les débiteurs de l'état (puisque dans ses affaires personnelles chaque particulier est nécessairement libre d'accepter pour caution qui bon lui semble). S'il ne paie pas à l'échéance, voilà deux hommes sur qui le trésor peut mettre la main.

Or, supposons qu'en effet il ne puisse pas payer au terme légal: l'état qui devrait le poursuivre le ferait sans pitié ; il faut donc que notre Plébeien s'efforce d'échapper à tout prix à ce créancier redoutable. Pour y parvenir il lui reste un moyen : c'est de faire une versure (2), c'est-à-dire de trouver un riche qui devienne débiteur envers le trésor au lieu de lui, et créancier envers lui au lieu du trésor. Mais ce riche ne consentira point à un pareil échange sans y trouver quelque avantage: il faudra donc que le Plébeien subisse les conditions qui lui seront imposées par cet endosseur. Ce sera le paiement d'un intérêt double, triple ou quadruple suivant les circonstances (3).

Les choses ainsi établies, rien de plus facile au sénateur que de prêter sans déboursés et sans risques à une multitude de gens du peuple. Comme grand propriétaire (et peut-être aussi simplement comme membre du sénat) il est pour le trésor une caution irréprochable, et il rend la dette sure en la prenant sous son nom. Mais d'un autre côté il a soin de saisir à temps son débiteur, sa famille (4) et sa caution, quand leur dette envers

(1) Assiduo vindex assiduus esto: proletario quivis. Mais la loi ne parle pas des classes supérieures. C'est que le propriétaire foncier n'en a pas besoin au lieu du vinder il offre pour garantie à l'état sa terre, dont la valeur est assurée par le cens. La créance est hypothécaire, et par conséquent mieux établie que toute autre. (2) Mot à mot un transport de sa dette.

(3) La versura dont parle Cicéron (ad Attic. V, 21) s'élevait au quadruple de l'intérêt légal.

(4) Tite Live paraît croire qu'un jeune garçon esclave pour les dettes de son père s'était livré volontairement en remplacement de celui-ci: (VII, 28): mais sous l'empire de ces lois de fer, qui coupaient le débiteur en quartiers, comment eut-il pu soustraire davantage au créancier ses enfants que ses meubles?

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lui égale leur valeur ou celle de leurs biens (1). Il n'a donc rien exposé ni rien avancé : et il prélève un intérêt exorbitant sur les sommes qu'il garantit.

Grâce à cette facilité il n'est pas nécessaire de supposer au Patricien de grandes richesses pour qu'il puisse prêter au Plébeien. Il lui suffit d'être du sénat, et d'avoir le crédit que donne ce titre. De là sans doute ces nombreuses créances des sénateurs, qui obligent envers eux, et envers eux seuls, la moitié des habitants de la ville. Ce système de banque, né de l'ancien commerce, concilie ce que nous savons de la médiocrité de leurs fortunes, avec ce que nous voyons de leurs habitudes usuraires. Ainsi s'expliquent également l'espèce de monopole de l'usure, que semblent exercer les sénateurs, et l'intervention de l'état dans la liquidation des dettes. Il n'y a de créanciers que les Patriciens, parce qu'eux seuls prêtent par une simple transcription, sur les registres du trésor: et le gouvernement peut modifier les dettes, parce qu'elles n'existent que sur ces registres, et que quand le questeur y raie les noms, l'obligation se trouve éteinte.

Cette manière d'établir les comptes par le transfert, se retrouve tout entière chez les Romains des derniers siècles, longtemps après que la loi a défendu la versure et protégé le peuple contre le dangereux appât de ce crédit ruineux. Du temps de Cicéron et après lui, chaque Romain tient un grand-livre pareil à ceux que le code exige de nos commerçants. Sur ce grand-livre (tabulæ et codex) il touche à la fin de chaque mois le résultat de ses affaires mensuelles, consigné d'abord sur un brouillon (adversaria). Il y balance les recettes et les dépenses (expensum et acceptum). Les dettes se prouvent, entre citoyens, non par billets et reconnaissances (chirographa et syngrapha), mais par inscription sur ces registres (transcriptitium nomen). Ainsi nous reconnaissons

(1) Le corps du débiteur pauvre est le gage du créancier : si le Plébeien parvenait à emprunter à plusieurs sur ce gage, ils seraient lésés, il y aurait dol et stellionat. Pour empêcher cette escroquerie, la loi donne aux créanciers trompés le droit de mutiler le corps du débiteur. Quoique cruelle, elle n'est donc pas sans motifs comme on l'a pensé.

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