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en accablant le peuple d'un joug mille fois encore plus pefant;'ils obéiffoient plus par intérêt & par caprice que par fentiment. Pierre les gouverna avec un fceptre de fer; il humilia leur orgueil, & les punit avec toute la rigueur d'un defpote, mais d'un defpote qui, par la force & l'activité de fon génie, n'avoit rien à redou ter de leurs entreprises. C'eft à cette époque que commença la fplendeur de cet empire; mais elle ne s'eft foutenue & même accrue que par des moyens oppofés à ceux du grand czar; Elifabeth & Catherine fe font plus attachées à fe faire aimer qu'à fe faire craindre de leurs fujets.

Cependant, malgré l'humanité & la bienfai fance qui caractérisent l'impératrice régnante fes gouverneurs & commandans de fes provinces éloignées ne fe conforment pas toujours à fes ordres. Il vient de paroitre un ouvrage (1) dont l'auteur a pour but de faire connoitre à cette augufte fouveraine & a fon confeil combien on a peu d'égards pour les ordres que la fenfibilité compatiffante de cette princeffe lui fuggere en faveur de ceux qui font relégués en Sibérie, ou que l'on y conduit comme prifonniers de guerre, ou enfin comme deftinés à y augmenter la population; de donner une idée de la maniere dont les gouverneurs & les officiers fubalternes s'y conduisent , au moins pour le plus grand nombre; l'état déplorable de ceux qui font foumis à leurs ordres, dictés communément par l'intérêt fordide ou le capri

(1) Cet écrit, intitulé Relation ou Journal d'un offi cier françois au fervice de la confédération de Pologne, pris par les Rufjes, & relégué en Sibérie, a été impri mé à Amfterdam, aux dépens de la compagnie des li braires,

ce; les défauts de leur maniere de gouverner & les moyens d'y remédier, tant pour l'avan tage de la couronne que pour celui des habitans, l'idée que l'on doit s'en faire, & des nations qui les environnent; la qualité de leur pays, leurs mœurs, leur religion, leur commerce, & quantité d'autres obfervations intéreffantes qui ferviront à rectifier les fauffes notions qu'en ont données plufieurs auteurs.

Le féjour de trois ans en Sibérie ayant prefque fait oublier la langue françoife à l'auteur de cet ouvrage, il a eu recours à un éditeur qui s'eft fait un devoir de conferver cette franchise naturelle au militaire françois, & cette fimplicité de ftyle qui caractérise la vérité de la narration.

Le chevalier Thesby de Belcourt avoit fervi en Canada pendant tout le cours de la derniere guerre, en qualité de lieutenant. Il y fut fait prifonnier par les Anglois, emmené en Angleterre, & relâché à la paix, Après avoir été employé dans quelques autres expéditions, qui le conduifirent à obtenir une compagnie dans la légion de St. Victor, il prit des engagemens avec un colonel que le prince George-Martin Lubomirski, maréchal de la confédération de Cracovie, envoya en France pour chercher des officiers françois qui vouluffent entrer au fervice de cette confédération. Il fit une capitulation en date du premier Mai 1769, fur le pied de lieutenant-colonel; il partit le 23., arriva à Vienne le 9 Juillet, & le 29 à Epéries en Hongrie, où le commandant l'arrêta fur quelque défaut de formalité dans les paffeports. Ayant appris la défaite du prince Lubomirski, M. de Belcourt & les autres officiers qui l'accompagnoient, écarterent les propofitions que leur firent les maréchaux de la confédération, & il paffa une nouvelle capitulation pour la levée d'un régiment d'infanterie. Le comte Potocky la ratifia; la confédération fit fon entrée dans Cracovie, le 13 Novembre, & le château de cette ville fur affigné à M. de B. pour former fon régiment. Après avoir furmonté une foule d'obftacles, il vint à bout d'armer, d'exercer, & à-peu-près de difcipliner quatre cent hommes, lorfque tout-à-coup il reçut ordre d'évacuer Cracovie. M. de B. fe retira, avec fa troupe & deux petites pieces de caдод, à Wardovicz, petite ville à sept milles de Craco

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yie. On trouve ici des détails curieux & authentiques de la conduite que tinrent les confédérés ; & il en résulte qu'ils fe font véritablement détruits eux-mêmes. Ils avoient affaire à des ennemis qui fembloient n'être en Pologne que pour piller, ravager & commettre les barbaries les plus révoltantes & les plus atroces ils n'y ont fait aucune expédition militaire dans les formes; ils ont dévasté les biens & les, terres du prince Radziwil, & de plufieurs autres; ils en ont emmené les habitans en captivité; & j'ai vu de mes propres yeux, dit M. de B., un convoi de plus de cinq cent voitures chargées de leurs pillages, que l'on conduifoit en Ruffie ». Quelques détachemens des confédérés, dont étoit la troupe de M. de B. furent attaqués par les Ruffes, le 10 Décembre, au village de Royana, à trois milles de Reftrokow. M. de B., pris par les Cofaques, fut dépoui'lé en un clin d'œil. On le conduifit au lieutenant-colonel Drewitz,qui le reçut avec la plus grande barbarie, débutant par les injures les plus humiliantes, par des infamies qu'on ne pardonneroit pas au plus vil foldat, & finifsant par dire qu'il le feroit pendre. Ce Drewitz étoit un monftre de cruauté: il avoit mutilé prefque tous ceux qui étoient fes prifonniers, faifant couper les mains aux uns, les pieds aux autres, à quelques-uns les parties naturelles qu'il leur faifoit mettre dans la bouche. Il facrifioit à les Cofaques ceux dont la figure në lui plaisoit pas. Toutes ces horreurs s'exécutoient en fa préfence, & il y prenoit plaifir. Ces faits font connus de toute la Pologne, & l'on voit encore actuellement dans les rues de Warfovie de ces malheureux, mendians, les uns fans pieds, les autres fans mains.

Un capitaine Oden ou Udam (2) parut plus humain ; mais ce fut pour efcamoter, la bourfe & les bijoux des officiers prifonniers, fous prétexte de les leur garder, fans jamais en avoir rien rendu. On enferma plus de deux cens officiers ou foldats dans une chambre de village, où on les laiffa fans feu & fans pain, fi ferrés & fi gênés qu'il falloit néceffairement qu'ils fe tinffent

C

(2) La mort de cet officier, parvenu au grade de colonel, eft indiquée dans les Neue Genealogiche hiftorifche nachrichten, part. 157, pag. 16, comme étant arrivée à Warfovie, le 4 Mars 1774; il y eft appellé Ven Udam.

debout. Les officiers ruffes venoient ou envoyoient prondre ce qui leur convenoit. Ceux qui refuferent leurs bot tes, furent battus jufqu'à ce qu'ils les euffent livrées, & on les força, avec cette nouvelle efpece de courtoifie, livrer leurs culottes mêmes. Le lendemain on les fit mettre en marche à pied, équippés comme on vient de le voir, au mois de Décembre. Ils n'avoient pas mangé depuis la veille de leur détention. Ce même traitement dura trois jours, n'ayant pour toute fubfiftance que ce que les foldats qui les conduifoient avoient de trop, & qu'ils avoient la charité de donner; le foldat ruffe montroit ainfi plus d'humanité que l'officier.

Arrivés à la ville de Wolburche Wulborz, les officiers & les nobles furent féparés des autres prifonniers, & l'on commença à donner quelques vivres. Pendant que nous dévorions le peu de fubfiftance dont on venoit de nous gratifier, entra dans notre logement une femme toute éplorée, qui nous dit que fa fille étoit attachée par les quatre membres fur la table du lieutenant-colonel Drewitz, & livrée à la difcrétion de fes officiers. J'ai fervi parmi les fauvages du Canada; ils n'étoient pas capables de fe porter a ces affreux excès

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La marche continua, fous le commandement de divers officiers toujours également inhumains. Le 28 Décem bre, un colonel vint demander s'il y avoit quelques maJades parmi nous. Il me parla, il me vit dans le fort de l'accès d'une groffe fievre; je le priai de m'envoyer un chirurgien; il m'infcrivit néanmoins au nombre de ceux qui fe portoient bien, & me dit en me quittant: Vous êtes malade tant mieux, vous en ferez plutôt crévé ».

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« Le 24 du mois fuivant, nous arrivâmes à Kiow. On y fit l'appel, d'après lequel on pourra juger des foins qu'on avoit pris pour notre confervation. Dans la route de Warfovie à cette derniere ville, il étoit mort 97 hom mes, & les trois quarts de ceux qui refpiroient avoient à peine encore un fouffle de vie. Le pitoyable état où nous étions ne fit point d'impreffion en notre faveur. On nous enferma tous pêle-mêle dans des cafemates très-humides, & mal clofes que les murs étoient tapiffés de glace. Nous y reftâmes fans feu, fur la terre nue, pain & fans fubfiftance, quatre jours, pendant lefquels 27 moururent... Le 17 Février, le général Boyacow fit dire qu'il viendroit voir les officiers françois. Sur cet avis on nous conduifit dans une chambre bien chaude. Il nous fembloit être fortis de l'enfer, & entrés en paradis. Le général vint, nous fit beaucoup de queftions. Je lui dis

fans

qu'il n'étoit pas croyable qu'il fût informé des procédés Barbares que l'on avoit eus pour nous, & que nous réclamions fon humanité & fa juftice. Sa réponse fut en propres termes : J'en fais encore plus que je ne dois pour des chiens de François que je ne sçaurois voir même en pein

ture ».

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Le 27 Février, on nous remit trois par charrette & l'on nous fit partir pour Casan, qui eft éloigné de 453 lieues de France de Kiow, où, pendant le peu de tems que nous y avons refté, il eft mort 64 hommes de notre troupe. Nous en laiffames plufieurs hors d'état de conti nuer la route; de ce nombre étoit un capitaine, ils du général Sevs au fervice de Pruffe, qui mourat quelques jours après notre départ... Nous entrames dans la petite Ruffie, où nous trouvâmes un peuple plus humain. Il s'empreffoit de nous apporter à maner & à boire, & fembloit redoubler d'attention pour nous faire oublier le miférable état de notre captivité... Nous arrivames à Cafan, le 1 Mai ( vieux ftyle ). Le gouverneur donna aux prifonniers, pendant tout leur féjour, des preuves de la plus grande honnêteté; to tes fes démarches à notre égard étoient marquées au coin d'une grandeur d'ame, d'une humanité, d'une générofité peu commune

Cette troupe infortunée arriva à Tobolsk le 19 Ottobre, avec une neige fi épaiffe qu'on ne fe voyoit pas à quatre pas les uns des autres.« On nous enferma tour de fui te, cinq officiers françois, & nos domeftiques, dans une chambre dont les fenêtres n'avoient ni chalis ni vîtres, & fans feu. On nous défendit d'écrire à qui que ce fur; & l'on no.1s ordonna de nous difpofer à partir pour aller plus loin au nord. Le gouverneur me fit même dire qu'il me feroit mettre en prifon avec les galeriens, & me traiteroit comme eux... On nomme ce pays-là le Purgatoire des catholiques: pour moi, je crois pouvoir le nommer avec raifon l'enfer de tous les gens d'honneur & de probité qui ont le malheur d'y être envoyés, & le pa radis des fcélérats. On en verra la preuve dans la fuite de cette relation »>

Le gouverneur, que cet ouvrage immortalife, fe Romme Denys Iwanowitz Tchitcherim. Dans tous les cas où M. de B. lui a fait des repréfentations, il a répondu en langue riffe, je commande ici, & lui a fait dire par un interprête, qu'il donnoit les ordres comme bon lui fembloit, & que la conduite de fon gouvernement se régloit à fa fantaisie, à laquelle tous ceux qui s'y trou voient, devoient fe conformer. En effet, pendant le fé

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