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>> Ah! Monsieur, ajoutait-il, que je vous sais gré » d'avoir compati à l'inexprimable douleur de mon >> âme brûlante pour la cause de l'humanité, avide >> de gloire, chérissant ma patrie, ma famille, mes >> amis, lorsqu'après seize années de travaux, il fallut >> m'arracher au bonheur de combattre pour les

principes et les sentimens pour lesquels seuls j'a>> vais vécu! Mais que me restait-il à tenter? Vous. » savez qu'à l'époque du 10 août j'ai résisté le der>> nier et presque seul: si l'intrigue égarait plusieurs >> citoyens, la terreur les glaçait presque tous. J'é» tais destitué, accusé, c'est-à-dire, proscrit. Ma » défense eût pu être sanglante, mais inutile; elle >> ne servait que moi et non la patrie, et, l'ennemi » était à portée d'en profiter. Je voulus l'attaquer » pour être tué, mais n'y prévoyant aucun avantage. » militaire, je m'arrêtai. Je voulus aller mourir à >> Paris, mais je craignis qu'un tel exemple d'ingra>> titude populaire ne décourageât les futurs moteurs » de la liberté. Je partis donc, d'autant plus secrè>>tement, qu'un grand nombre d'officiers, et même >> plusieurs corps auraient pu, dans un tel moment, >> être entraînés à partir avec moi; et, après avoir » pourvu à la sûreté des places et des troupes de >> mon commandement; après avoir, par une délica>> tesse qui nous coûte cher, renvoyé de la frontière » mon escorte, et jusqu'à mes ordonnances, je >> m'éloignai, la mort dans le cœur, avec Mau» bourg (1), dont l'union avec moi est aussi an

(1) Le général et pair Latour-Maubourg, mort dernièrement.

>> cienne que notre vie, M. de Puzy et quelques >> autres amis dont la plupart étaient mes aides-de>> camp depuis la création de la garde nationale. » M. Alexandre Lameth, décrété, poursuivi, nous >> rejoignit en route. Nous cherchàmes à gagner la >> Hollande et l'Angleterre, alors pays neutres: nous >> étions même sur celui de Liége, lorsque nous >> rencontrâmes un corps autrichien qui nous livra à >> la coalition; nous fûmes arrêtés, puis emprison»nés, et les quatre membres de l'Assemblée consti>> tuante ont été successivement conduits à Luxembourg, Wezel et Magdebourg.

>> On saura, Monsieur, à quel excès cette coalition >> nous a fait souffrir; mais que sont ces souffrances >> auprès de celles dont l'injustice du peuple pénètre >> une âme libre! Ici se venge la triple tyrannie du >> pouvoir despotique, aristocratique, superstitieux; >> mais le monstre est blessé à mort. Ici toutes les >> inventions de l'inquisition et des cachots se mul>> tiplient autour de nous; mais ces cruautés nous >> honorent, et, soit que nos têtes soient réservées l'insalu» pour l'ornement d'un triomphe, soit que >> brité de nos souterrains, la privation d'air et de >> mouvement, et toutes les' tortures morales aient » été préférées comme un poison lent, j'espère que » la compassion, la discussion, l'indignation sur >> notre sort sont autant de germes de la liberté qui >> lui susciteront des défenseurs. C'est pour eux, >> Monsieur, que, dans la sincérité de mon cœur, » je vous légue ici cette consolante vérité, qu'il y a

>> plus de jouissance dans un seul service rendu à la >> cause de l'humanité, que la réunion de tous ses >> ennemis, et que même l'ingratitude du peuple ne » peuvent causer de tourmens.

>> Que deviendra cependant la révolution française? >> Quelle que soit la force que l'institution des gardes >> nationales assure à la France, quels que soient les >> avantages préparés, malgré tant de contrariétés par >> les généraux Rochambeau, Luckner et moi, re>>> cueillis avec énergie par nos successeurs, peut-on >> fonder sur l'immoralité, la tyrannie, la désorga>>nisation? Des hommes, dont la vénalité a lassé >> tous les partis, dont la bassesse a toujours caressé >> la main qui donne ou qui frappe, dont le prétendu >> patriotisme ne fut jamais qu'égoïsme ou envie, des >> corrupteurs avoués de la morale publique, les au>>>teurs de protestations ou de projets contre la ré>>volution, amalgamés à des âmes de boue et de sang, >> qui l'ont si souvent souillée! Quels chefs d'une >> nation libre! Puissent ses législateurs lui rendre » une constitution, un ordre légal! puissent ses

généraux se montrer incorruptibles! Si cependant, » après la convulsion de la licence, il existait un lieu » où la liberté combattît encore, combien je mau>> dirais mes fers! J'ai renoncé à vivre avec mes com» patriotes, mais non à mourir pour eux ! Est-il pos>>sible, au reste, d'échapper à tant de barrières, » de gardes, de chaînes? Pourquoi non? déjà un >> cure-dent, de la suie, un morceau de papier ont >> trompé mes geôliers; déjà au péril de ma vie, on.

>>> vous portera cette lettre. Il est vrai qu'au danger » de la sortie se joignent ceux du voyage et de » l'asyle. De Constantinople à Lisbonne, du Kamt>> schatka à Amsterdam (car je suis mal avec la mai» son d'Orange), toutes les bastilles m'attendent. >> Les forêts huronnes et iroquoises sont peuplées de » mes amis; les despotes d'Europe et leurs cours, » voilà les sauvages pour moi. Quoiqu'à Saint-James >> on ne m'aime pas, il y a là une nation et des lois >> mais je voudrais éviter un pays en guerre avec le » mien. L'Amérique, cette patrie de mon cœur, me >> reverra avec joie, et cependant ma sollicitude sur » les nouvelles destinées de France, préférerait, » pour quelque temps, la Suisse. Mais en voilà trop >> sur cette idée. J'ai, au lieu d'un remerciment, >> écrit une lettre, et je vous prie, monsieur, de re>> cevoir, avec mes adieux, l'expression de ma re>> connaissance et de mon attachement. >>

LAFAYETTE.

On aurait vraisemblablement laissé passer ces officiers, si Lafayette n'avait pas été reconnu. Ils firent, au moment de leur arrestation, une déclaration officielle de leurs sentimens patriotiques, ne voulant pas, dirent-ils, être confondus avec les émigrés armés contre leur patrie. Les dix-huit officiers qui, pour sauver leur tête, avaient dû suivre leur général, furent envoyés à Anvers, et relâchés un mois après ; mais les quatre constituans furent conduits d'abord à Namur et à Nivelles. A Namur, le commandant de

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la place, marquis de Chasteler, dit à Lafayette que M. le prince Charles avait été chargé par leurs altesses royales de causer avec lui sur la situation de la France, et il lui fit entendre que, d'après les sujets de plaintes qu'il avait contre sa patrie, on espérait tirer de lui quelques renseignemens. « Je ne sais, >> répondit Lafayette, si on a donné pareille com>> mission, mais je ne pense pas que personne ose » s'en acquitter près de moi. » Le soir, le marquis de Chasteler, prenant à part Lafayette, lui montra un projet de lettre qu'on allait, disait-il, écrire à leurs altesses royales la gouvernante des Pays-Bas et le duc de Saxe; on y parlait des opinions de Lafayette d'une manière inexacte, et particulièrement on lui supposait des regrets sur l'abolition de la noblesse. « Je vous sais gré de vos intentions, dit-il à >> M. de Chasteler; mais je dois vous déclarer que >> si vous travestissiez ainsi mes principes et mes >> sentimens, je serais obligé de démentir haute>>ment les assertions que votre bienveillance vous a » inspirées. » A Nivelles, une commission vint de Bruxelles, pour inventorier ce qu'on supposait pouvoir appartenir au roi de France : « Je vois, répliqua » Lafayette, qu'à ma place le duc de Saxe-Teschen >> aurait volé le trésor de l'armée. » Ce général gouverneur répondit à sa demande d'un passeport, qu'on le réservait pour l'échafaud. Le comte de Clairfayt s'étaitprésenté pour profiter de la désorganisation qu'il espérait savoir être le résultat du départ de Lafayette; mais, grâce aux précautions de celui-ci, il trouva son ar

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