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rent fa dépofition, & fe rendirent enfuite à un couvent d'où ils envoyèrent des billets circulaires aux Avogadors, aux chefs & aux membres du confeil des dix, pour les inviter à fe rendre fans. délai, & fauver la république pendant qu'il en étoit encore tems.

Tous ces patriciens accoururent au lieu indiqué, firent fubir à Bergamase un troisième interrogatoire. Ils mandèrent enfuite les chefs de la quarantie criminelle, les chefs des fix quartiers; envoyèrent ordre à toutes les efcouades du guet de venir en force, en firent divers détachemens pour aller arrêter les conjurés dans leurs maisons.

Tout étant ainfi disposé, les nobles assemblés se transportèrent au Palais, en firent garder les portes avec défense, fous les plus fortes peines, de fonner les cloches de Saint Marc, fous quelque prétexte que ce fût.

Ces mouvemens divers occupèrent une partie de la nuit, & ne purent s'exécuter fans donner quelques alarmes aux conjurés. Plufieurs, avertis de ce qui fe paffoit, prévinrent par la fuite, l'ordre donné pour les furprendre. Ifarel, auteur de la conjuration, & Calendaro, fon principal complice, ne furent pas affez heureux pour échapper, Ils furent fur-le-champ appliqués à la question &

exécutés.

La plupart de ceux qui avoient été arrêtés,

furent abfous , parce qu'il fut prouvé qu'ils n'avoient rien fu de la conjuration; qu'on leur avoit demandé main-forte, fous le prétexte de prendre des malfaiteurs par ordre & pour le fervice de la feigneurie.

Il reftoit un grand coupable à punir: toutes les informations dépofoient unanimement contre le doge; il étoit prouvé que la conjuration avoit été tramée fous fes yeux, entreprise de fon confentement, foutenue de fon appui, dirigée par fes ordres. On avoit mis des gardes à fon appartement où il se tenoit renfermé. Si fa dignité demandoit des confidérations, la nature de fon crime excluoit les ménagemens. Jamais on n'avoit eu de cause fi extraordinaire à juger. On fe décida fur ce principe, « que le doge, quoique chef de l'état » n'étant que le premier fujet de la république, » devoit être foumis, comme tout autre citoyen, » à la rigueur des loix, dès qu'il fe rendoit coupable de trahifon envers la patrie ". On fe détermina donc à lui faire fon procès.

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Pour procéder avec plus d'équité à un jugement de cette importance, le confeil des dix demanda qu'on lui adjoignît vingt fénateurs qui auroient feulement voix confultative. On fit retirer deux parens de l'accufé; alors le confeil & les adjoints vérifièrent les charges. Il étoit déjà nuit lorsqu'on vint annoncer au doge qu'il étoit attendu. Ce

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vieillard comparut devant fes juges dans l'habit de fa dignité, & fubit interrogatoire. Ne pouvant détruire les preuves qu'on lui oppofoit, il fut réduit à les confirmer par des aveux humilians. On le fit reconduire dans fon appartement, & on remit la délibération au lendemain.

Les voix ne furent point partagées; tous les juges opinèrent à la mort; l'arrêt fut prononcé, &. l'exécution en fut remise au jour fuivant.

Le 17 Avril toutes les portes du palais étant exactement fermées, le confeil des dix fe rendit en corps à l'appartement du doge. On lui ôta, en cérémonie, la couronne ducale; on le conduifit fur le palier du grand degré où fe fait le couronnement des doges. Là il eut la tête tranchée.

Après l'exécution, un des chefs du confeil des dix fe montra aux fenêtres du palais qui donnent fur la place. Il tenoit en main le glaive enfanglanté, & il prononça à haute voix ces paroles: On vient de faire juflice du traître.

Auffi-tôt les portes du palais s'ouvrirent, & tout le peuple vint en foule confidérer le corps du doge qui refta expofé à fes yeux fur le lieu de l'exécution, jufqu'au foir où il fut mis dans une gondole & porté, fans appareil, à l'endroit destiné pour la fépulture.

On

grava

fur fon tombeau une épitaphe dont le fens eft Ici repofe le doge de Venife, qui,

pour avoir tenté de perdre la patrie, a pèrdu le fceptre, l'honneur & la vie. Telle fut l'iffue du plus grand acte de fouveraineté qu'ait exercé l'autorité aristocratique de Venife. Le peuple ne fut pas plus confulté pour la destruction juridique de fon chef qu'il ne l'avoit été pour fon élection.

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Nous n'examinerons pas si le tribunal des dix. avoit, ou n'avoit pas le droit de condamner à mort le chef de la république, quoique très-criminel. Si le doge n'étoit plus alors qu'un premier magiftrat, la même autorité qui pouvoit faire périr un fénateur, un citoyen pour crime de trahison, s'étendoit fans doute fur le chef de la magiftrature; mais peut-être eût-il été plus généreux, en confidération de la vielleffe de ce doge & de fes longs fervices, de le dépofer, & de le condamner à achever fes jours dans une prifon.

L'aristocratie, dans les républiques, eft plus portée à la sévérité qu'à l'indulgence: la feule différence qu'il y ait entr'elle & la puiffance populaire, c'eft qu'elle met plus de fang-froid dans fes vengeances.

L'ariftocratie de Venise en donna bientôt une autre preuve.

Au commencement du 14° fiècle, elle fit la conquête de Padoue. François II, prince de Carare & deux de fes fils furent amenés prisonniers. On forma un confeil particulier de cinq fages,

pour inftruire leur procès; on ne confidéra pas ces princes comme des fouverains vaincus, mais comme des protégés de la république à laquelle ils avoient prêté foi & hommage, & qui avoient accepté le titre de nobles Vénitiens,

Le crime du prince de Carare étoit de s'être lié avec les ennemis de la république, d'avoir prêté foi & hommage au gouverneur de Gênes, ce qui fut regardé comme une vraie félonie. On fit comparoître le prince & fes deux fils dans la chambre criminelle; ils fe jetèrent tous trois aux pieds du doge. Le père n'articula que ces mots : J'ai péché, feigneur, ayez pitié de moi.

Le doge, après les avoir fait relever, leur adreffa un difcours févère, dans lequel il rappela tous les bienfaits que la maifon de Carare avoit reçus de la république & qui n'avoient été payés que de la plus monftrueufe ingratitude : « Vous » n'avez, leur dit-il en finiffant, jamais voulu » tenir votre falut des Vénitiens, vous trouve» rez votre perte dans leur jufte vengeance ».

Ces terribles paroles ne furent que trop effectuées, les trois captifs furent condamnés à mort, on ordonna feulement qu'ils fubiroient leur arrêt dans la prifon, pour leur épargner la honte du fupplice. Quel trifte égard!

On commença par Carare le père, on lui lut fon arrêt & on lui préfenta un confeffeur; ce

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