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invasion, c'étoit fur-tout contre la république de Venife que fe dirigeoit leur marche. La ville d'Héraclée, qui avoit été rebâtie fous le nom de la nouvelle Cité, effuya les premières atteintes de la féroce avidité des Hungrois. Ses biens mis au pillage, fes habitans massacrés, fes maifons incen. diées, apprirent ce qu'on devoit attendre de ces cruels ennemis, qui, après avoir exercé la même fureur fur d'autres îles, à l'aide des barques & des bateaux qu'ils avoient fait construire, se dispofoient à franchir les lagunes, & à fe rendre maîtres de Venise, où la consternation s'étoit déjà répandue. Mais le doge Tribuno, inacceffible à la terreur qui l'environnoit, avoit préparé une flotte nombreuse, l'avoit bien approvifionnée de foldats, de munitions; il échauffa, par ses discours & fa contenance, l'ame de ses matelots, & alla audevant des Hungrois, qui n'eurent pas plutôt vu les Vénitiens venir à eux, qu'ils s'avancèrent avec intrépidité, lancèrent une grêle de traits qui furent rendus & dirigés par des mains plus sûres.

Les Vénitiens exercés depuis long-tems au mou>vement des flots, & habitués à dominer la mer par leur manœuvre, jetèrent bientôt la confufion & le défordre au milieu de cette flatte que montoit l'ignorance & un courage aveugle. Les Hungrois rompus de toutes parts, vacillans fur leurs barques, fe virent contraints de fuir pour éviter une mozt

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certaine, & laifsèrent la mer couverte de cadavres & de débris de navires.

Cette grande victoire délivra la république de ces redoutables agreffeurs, qui fe vengèrent fur les provinces du continent, de la honte de leur défaite, & allèrent enfuite s'établir en Pannonie, qui depuis a pris le nom de Hungrie.

Je voudrois, en marchant à travers l'hiftoire, n'offrir que des traits honorables pour la fouverainéré, mais je la vois fi fouvent abufer de fon pouvoir, que je ne fais fur quelle autorité reposer ma vue. Comment rendre excufable la conduite préfente des Vénitiens envers leur doge, fil'on ignore tout ce qu'ils en ont fouffert? comment concevoir que tous ces exemples de févérité, de cruauté, exercés fur la tyrannie, ne l'ayent pas bannie plutôt d'un état où elle a effuyé tant de vengeance Jamais elle ne fe montra plus hardie, plus téméraire que fous le doge Pierre Candiano, qui répudia fa femme pour époufer Valdrade, petite-fille de Bérenger, qui lui apporta en dot de grandes terres, & la propriété de plufieurs villes en Italie.

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Jufqu'à lui, aucun doge n'avoit eu de garde dans fon palais; il s'en donna une, qui le rendit plus inaccessible & plus abfolu. Les Vénitiens, indignés de cet appareil menaçant, s'écrièrent: meurent le tyran & la tyrannie, & s'avancèrent vers le palais. Ces clameurs y attirèrent une popu

lace immenfe. On voulut enfoncer les portes, la garde intérieure écarta la foule à coups de traits; le peuple plus irrité s'empara de toutes les avenues, mit le feu au palais, & en peu de tems, la flamme & la fumée enveloppèrent toute l'enceinte. Le doge ne trouvant plus d'iffue pour échapper, parut à la porte du palais, conjurant le peuple de ne pas lui ôter la vie; il lui montra fon fils, encore en bas âge, qu'il tenoit dans fes bras; en tâchant d'exciter la pitié pour cette jeune victime; mais la multitude fut inflexible, & dans fa fureur, elle immola & le père & l'enfant.

Quoique la dignité de doge eût conduit tant de fois à une fin tragique celui qui en étoit revêtu, le defir d'occuper la première place de la république ne s'éteignoit pas pour cela dans l'ame des premiers citoyens, tant il eft vrai que l'efprit de domination eft inhérent chez les hommes. En vain un fentiment fecret avertit l'ambitieux de fon impuiffance, du danger attaché à une destinée à laquelle il ne fe foutiendra pas, il aime mieux s'élever, au rifque d'être précipité, & de fe brifer dans fa chûte. Nous n'aurons peut-être un jour que trop lieu de nous convaincre de cette vérité. Nous verrons des hommes fans lumières, fans expérience, folliciter des places difficiles & péril leufes, s'expofer au reffentiment du peuple qu'ils auront trompé, & qui les replongera, avec indi

gnation, dans l'obfcurité où ils auroient dû demeurer enfevelis.

Ce qu'il y a de plus furprenant, lorfqu'on reporte fon attention fur Venife, c'eft de voir fes habitans fe reposer, pendant des siècles, fur le ca-' ractère de fes chefs ou fur la févérité de fes exécutions à leur égard, au lieu de chercher à mettre des entraves à l'autorité, dont on abufoit fi fou

vent.

Depuis la première élection d'un doge, jusqu'en 1173, fi l'on en excepte les cinq années où le cours de cette dignité fut interrompu par la domination des commandans de milice, la puissance ducale étoit prefque illimitée; & lorfque celle-ci s'éteignoit, la fouveraineté républicaine reprenoit toute fa force.

Le peuple, quoique foumis à l'empire d'un doge, avoit confervé de grands priviléges; il donnoit son suffrage dans les assemblées, il avoit part à toutes les magiftratures; égal. en tout à la nobleffe, il avoit l'avantage de l'emporter fur elle, par le nombre de voix. Pour parvenir aux honneurs, il falloit fe ménager la faveur de cette multitude dont les acclamations étoient en poffeffion d'élever au dogat, & les foulèvemens en habitude d'en faire defcendre. « Un peuple, dit l'abbé

Laugier, qui a tant de part au gouvernement, » fe trouve libre, lors même qu'il fe donne des

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maîtres; il regarde ceux qui le gouvernent » moins comíne des fouverains à qui il doit obéir, que comme des comptables qui doivent le » craindre ».

La claffe inférieure du peuple n'a pas d'intérêt à changer cette forme de gouvernement, parce que s'il en résulte du trouble & de l'anarchie, elle y exerce fon defpotifme; fi l'ordre & la justice y font attachés, elle s'applaudit de fon choix; & tant que le fouverain n'appesantit pas sur elle un pouvoir qui la bleffe, elle le foutient, avec orgueil, au degré où elle l'a élevé.

C'est par cette raifon que le defpotifme exceffif d'un prince peut fe concilier avec la licence extrême de la multitude; que le fouverain lui donne des fêtes, du pain & du loifir, il pourra exercer fur les riches, fur les nobles, l'autorité la plus févère; il attaquera tous leurs priviléges, il leur fera fupporter toutes les charges publiques; il n'a qu'à dire au peuple : je leur prends le fuperflu pour vous laisser le nécessaire, fes injuftices feront toujours applaudies, & malheur à celui qui oferoit en murmurer. Heureusement le defpotisme ne raifonne pas mieux que la licence; ce font deux aveugles qui portent des coups fans favoir les diriger, & qui, en fe rapprochant, finiffent par renverfer alternativement.

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L'aristocratie eft bien plus clairvoyante; elle

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