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ler les lois inévitables du progrès industriel et social. Ce progrès lui semble impossible sans les inégalités dont on suppose à tort qu'il doit amener l'entière abolition. C'est par ces inégalités qu'existe la division du travail, sans laquelle il n'y aurait pas de production suffisante pour satisfaire aux besoins de la société. Où seraient les ouvriers, si tous voulaient être entrepreneurs? Que deviendrait une armée, dont tous les soldats prétendraient faire le métier de généraux ?

M. Dunoyer a développé cette thèse hardie dans le temps où nous sommes, avec une vigueur de logique et une netteté de langage peu communes. Il ne s'est point ému des clameurs qu'elle pouvait soulever, sûr de ses intentions et de l'assentiment des amis éclairés du progrès économique. Sa morale un peu rude n'est point hostile aux améliorations compatibles avec notre état sociai compliqué, et il convient franchement que s'il n'est pas possible d'assurer à tous les hommes une somme égale d'avantages matériels, c'est chose praticable et par momens facile d'améliorer d'une manière relative la condition particulière de chacun. Mais il faut que chacun s'y aide par la pratique des vertus sociales, telles que le travail, l'économie, la prévoyance, qui sont des conditions de réussite, comme la tempé rance est une condition de santé. La société ne saurait pas plus assurer des avantages à tous ses mem

bres que les médecins guérison à tous leurs malades. Soutenir le contraire, ce serait flatter toutes les passions humaines et en préparer le débordement sous les auspices de l'impunité! M. Dunoyer n'en reconnaît pas moins que les principales causes de la misère viennent du partage inégal qui s'est fait d'abord de la richesse, de l'expropriation originaire des classes les plus nombreuses de la société, de l'état de servitude où elles ont été retenues pendant des siècles, des impôts dont on les écrase, des lois qui les empêchent de tirer de leur travail le meilleur parti possible et de l'ensemble des institutions vicieuses qui les attaquent dans leur subsistance ou dans leur moralité (1). « Toutefois, ajoute l'auteur, l'état des classes inférieures ne tient pas seulement aux torts que peut avoir eus envers elles la partie supérieure de la société ; il a aussi sa racine dans les vices qui leur sont propres, dans leur apathie, leur insouciance, leur ignorance des causes qui font hausser ou baisser le prix du travail. Leur détresse est pour le moins autant leur propre ouvrage que celui des classes qu'on peut accuser de les avoir opprimées; et quand la société se serait originairement établie sur des bases plus équitables, quand les forts se seraient abstenus envers les faibles de toute espèce de domination, je ne doute point qu'il ne se fût

(1) Nouveau traité d'économie sociale, tome I, page 487.

développé au fond de la société une classe plus ou moins nombreuse de misérables. »

Certes, ce sont là des avertissemens sévères et bién propres à calmer l'exaltation des philosophes qui croient pouvoir asssigner le vice des institutions comme la cause exclusive des souffrances morales et physiques de plusieurs millions d'hommes. M. Droz, dont personne ne contestera les nobles sentimens comme économiste et moraliste, avait déjà fait pressentir que la science et l'administration ne pouvaient pas pourvoir seules à tous les besoins de l'humanité. En proclamant nettement que l'économie politique avait pour but de rendre l'aisance aussi générale qu'il est possible, il ne s'était fait aucune illusion sur les limites de son influence assez semblable à celle de la loi dans les pays constitutionnels, c'est à dire soumise à la condition essentielle d'un parfait accord entre tous les pouvoirs. A la différence des principaux fondateurs de l'école économique sociale, qui rejetaient toute la responsabilité des misères publiques sur les gouvernemens ou sur les institutions, MM. Dunoyer et Droz ont cru que cette responsabilité devait être partagée par les populations gouvernées, qui opposent trop souvent la force d'inertie aux réformes les plus utiles. Ils ont voulu la coopération des travailleurs dans la distribution des profits du travail et le concours de toutes les forces dans l'œuvre

destinée à l'amélioration de toutes les existences. C'est là, si nous ne nous trompons point, une phase nouvelle de l'histoire de la science, et nous ne savons auxquels des économistes qui l'ont amenée il est dû le plus de reconnaissance, ou de ceux qui ont révélé, avec MM. de Sismondi et de Villeneuve, les griefs des classes pauvres, ou de ceux qui ont rappelé ces classes au sentiment véritable de leur dignité et de leurs devoirs, comme MM. Droz et Dunoyer. Les deux premiers auteurs ont pris à partie la richesse et lui ont reproché son égoïsme; les deux autres ont grondé la pauvreté et ils ont blâmé son insouciance: double tâche difficile à remplir et qui portera ses fruits quelque jour, quand viendra le moment d'une transaction entre le présent et le passé, entre le capitaliste et le travailleur! Cette transaction a été tentée sans succès par les économistes de l'école que j'appellerai éclectique : nous allons jeter un coup d'œil sur ses orga nes les plus distingués.

CHAPITRE XLII.

De l'économie politique éclectique et de ses principaux organes. — M. Storch.-M. Ganilh.-M. Delaborde.-M. Florez Estrada.

Les grands économistes de la fin du dix-huitième siècle, auteurs des traités célèbres d'où la science est sortie pour la première fois sous une forme méthodique, avaient presque tous adopté des théories absolues que l'expérience et les faits devaient nécessairement modifier. Ainsi les physiocrates avaient considéré la terre comme la source unique des valeurs; Adam Smith n'avait accordé ce privilége qu'au travail; Ricardo subordonnait tous les phénomènes de la circulation à sa théorie de la rente, M. de Sismondi à celle du revenu; J.-B. Say à l'étendue des débouchés, c'est à dire à la liberté du commerce; Malthus attribuait la plupart des maladies sociales à l'excès de la population; Godwin en accusait l'indifférence des gouvernemens. Il était

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