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loppé cette puissance de travail qui devait être momentanément si fatale à tant de travailleurs. Cependant, à peine éclose du cerveau de ces deux hommes de génie, Watt et Arkwright, la révolution industrielle se mit en possession de l'Angleterre. A la fin du dix-huitième siècle, il ne se consommait pas en Europe une seule pièce de coton qui ne nous vînt de l'Inde, et vingt-cinq ans après, l'Angleterre en envoyait au pays même d'où elle avait tiré jusque là tous les produits semblables. « Le fleuve, dit J.-B. Say, était remonté vers sa source (1). »

Ainsi, il avait suffi de deux petits cylindres tournant en sens inverse, pour changer de fond en comble les rapports de l'Europe avec l'Asie, et les traditions séculaires du travail. En même temps, l'émancipation des États-Unis portait un coup décisif au système colonial et donnait le signal de la retraite à toutes les dominations métropolitaines. La ville de Bristol, qui avait adressé au parlement des pétitions si animées contre la paix avec les insurgés américains, sollicitait quelques

(1) Avant l'invention des machines à filer, on ne comptait dans la Grande-Bretagne que cinq mille fileuses au rouet et trois mille tisseurs d'étoffes de coton, en tout, environ huit mille ouvriers; tandis qu'aujour d'hui ce nombre s'élève, en Angleterre seulement, à plus de huit cent mille. La valeur totale des tissus de coton, dans ce pays, a été évaluée, en 1836, à la somme énorme de huit cent cinquante millions de francs. On peut consulter à cet égard les statistiques de M. Mac-Culloch, de M. Porter, et les documens publiés par ordre du parlement.

années après la signature de cette paix, l'auto risation de creuser de nouveaux bassins devenus nécessaires à l'extension de son commerce avec les colonies émancipées. Ainsi se préparait l'indépendance générale du nouveau continent, dont le dernier établissement (1) soumis aux lois européennes, lutte en ce moment pour compléter l'œuvre de Franklin et de Washington. Il fut prouvé dès lors, que les colonies étaient plus nuisibles qu'utiles à leurs métropoles, et qu'il y avait plus de profits à faire avec un peuple libre et laborieux, qu'avec des vassaux asservis et pressurés. Les États-Unis ont donné à l'Europe cette leçon d'économie politique, qui fera le tour du monde et qui vengera les générations coloniales de l'état d'oppression où vécurent leurs pères. Les prophéties de Raynal se sont réalisées. Des nations riches et puissantes ont succédé aux établissemens faibles et précaires des Européens dans l'une des deux Indes, et l'on dirait à voir l'état de langueur de quelques vieilles métropoles, que le plus pur de leur sang a passé sans retour dans les veines de leurs colonies.

C'est là, quoi qu'en souffre l'orgueil de l'ancien continent, une révolution immense dont les conséquences commencent à nous atteindre. Nous sommes tributaires de nos anciens vassaux pour une foule de matières premières et de produits spéciaux,

(1) Le Canada.

sans lesquels le travail de nos manufactures cesserait d'exister. C'est l'Amérique qui nous envoie les monceaux de coton dont s'alimentent nos innombrables fabriques de tissus, et les bois de teinture qui servent à leur impression. Le café, le cacao, le quinquina qui guérit la fièvre, les drogues qui la donnent, tout nous vient du dehors. Nos besoins nous mettent chaque jour davantage dans la dépendance des peuples d'outre-mer; la ville de Lyon tremble jusqu'en ses fondemens des secousses qui agitent Philadelphie ou New-York. Une faillite à la Nouvelle-Orléans peut ruiner dix négocians à Liverpool. Le développement extraordinaire que découverte des machines a donné à la production, réclame des débouchés toujours croissans, qu'il faut aller chercher au loin et disputer par la baisse des prix aux nations plus avancées. Les marchés sont devenus des champs de bataille. La diplomatie ne marchande plus des provinces, mais des tarifs, et les armées, quand elles s'ébranlent, ressemblent à des nuées de fourriers qui vont faire les logemens du commerce. Voilà ce qu'a produit l'émancipation du Nouveau-Monde, dont nos grandes manufactures d'Europe ne seront bientôt plus que les colonies.

la

Aucun siècle n'a vu s'accomplir en aussi peu de temps de telles révolutions économiques, et il n'est pas surprenant que des métamorphoses aussi inusitées aient déconcerté tous les systèmes.

C'était un démenti si solennel à toute la vieille école de Charles-Quint, que cette soudaine prospérité des États-Unis ! Que devenaient en présence de ce grand événement, les théories de la balance du commerce et les habitudes administratives du régime colonial? On n'avait donc soutenu tant d'odieuses guerres et tant de maximes plus odieuses encore, que pour être réduit, un jour, au plus humiliant désaveu ! Ces lois protectrices du commerce n'étaient donc qu'un horrible abus de la force! Jamais, il faut l'avouer, la vanité humaine n'avait reçu de plus sanglant échec, et malgré l'éclat de la leçon, les prétentions des métropoles se sont peu adoucies. Il faut qu'elles boivent, toutes, ce calice d'amertume, avant de se départir de leurs coutumes despotiques; semblables, en ce point, aux monarchics de droit divin, qui croient que tous les droits reposent sur une épée, jusqu'au moment où cette épée se brise entre leurs mains.

La révolution d'Amérique n'est pas le seul fait économique décisif de la fin du dix-huitième siècle. Nous avons vu que la découverte des deux machines de Watt et d'Arkwright avait complétement changé les conditions du travail, en substituant la mécanique aux bras des hommes, et les grandes associations aux petites industries. Ce seul coup devait frapper de mort toutes les corporations, et réduire en poussière leurs codes routiniers et barbares;

mais il ne pouvait manquer de réagir en même temps sur le système financier de l'Europe. Le but naturel des impôts étant d'atteindre les revenus partout où ils se présentent, on devine aisément que la science des finances s'empressa d'exploiter le nouveau champ qui lui offrait ses récoltes. L'extrême accroissement des produits industriels appela sur cette jeune branche de la richesse publique l'attention des législateurs et des hommes d'État, et c'est ainsi qu'en Angleterre, l'élévation des impôts indirects a marché de front avec le dévelop. pement de la production manufacturière. On a cessé tout-à-coup de chercher à diminuer les charges des peuples; il a paru plus avantageux de leur donner la force de les supporter. Puisqu'il n'est pas possible de diminuer le fardeau, fortifions la monture, disait un ministre anglais, et ce mot caractérise très bien la tactique financière des gouvernemens modernes. Les peuples comme les individus ont cessé de s'enfermer dans le cercle étroit des privations; ils ont plus de besoins parce qu'ils ont plus de moyens de les satisfaire il leur suffit d'augmenter la dose du travail.

L'Angleterre était parvenue à ce point de ses expériences économiques, lorsqu'il lui fallut subir sa part de réaction des idées répandues par la révolution française. Singulier contraste, en effet, que celui de deux peuples dont l'un se précipitait

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