Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XXXV.

Du système de Malthus sur la population. - Exposé de ses formules. —Tableau de ses conséquences. — Doctrine de Godwin. -- Elle a Je défaut d'être aussi absolue que celle de Malthus. — Elle est plus humaine. — Hardiesse remarquable du livre de Godwin, — Des divers écrits sur la même question. Nouvelles idées sur la population, par M. Everett. — Du livre de la charité, par M. Duchâtel. De l'économie politique chrétienne, de M. de VilleneuveBargemont. La Mennais.

[ocr errors]

Protestations de M. de Sismondi et de M. l'abbé de

Peu d'années s'étaient écoulées depuis la publication de l'ouvrage d'Adam Smith, et déjà ses doctrines étaient adoptées par les économistes de tous les pays. Son argumentation lumineuse et pressante avait dissipé la plupart des rêves que beaucoup d'esprits prenaient encore pour des réalités. On était enfin d'accord sur les bases fondamentales de la science. Le travail était remis en honneur; la valeur échangeable était définie; l'emploi des capitaux était désormais sujet à des lois régulières. On savait comment les richesses se produisent et comment elles se consomment; mais il restait, comme nous

l'avons dit, un problème à résoudre: Pourquoi les richesses sont-elles réparties si inégalement dans le corps social? Pourquoi y a-t-il toujours des malheureux? Et ce problème fut jeté, un jour, par la main redoutable du peuple français, comme un défi à tous les gouvernemens de l'Europe. Turgot, qui avait essayé de le résoudre, était mort à la peine, et la révolution française avait versé des torrens de sang pour en trouver la solution, sans être plus heureuse que Turgot.

Le mal venait-il de la nature ou de la société ? Était-il sans remède, ou bien, avec l'aide du temps, parviendrait-on à le guérir? Frappé de ce que peuvent les lois sur les mœurs et sur la condition des peuples, d'illustres écrivains avaient pensé que les misères de l'homme étaient son ouvrage, et qu'il dépendait de lui d'y mettre un terme, bien moins en modifiant ses passions que les institutions politiques. On était en 1798; un essai mémorable venait d'être tenté en France, et l'on avait vu, en un petit nombre d'années, les réformes les plus hardies, tour à tour appuyées par le raisonnement ou par la force, laisser l'espèce humaine en proie aux mêmes incertitudes et aux mêmes inégalités que par le passé. On avait substitué le morcellement parcellaire des propriétés à l'ancien système de concentration; on avait remis le pouvoir aux masses les plus pauvres, qui ne s'étaient refusé ni le maxi

mum, ni les emprunts forcés, ni la banqueroute, ni la suppression des impôts indirects; et il y avait toujours des pauvres, des hommes vêtus de haillons, des vieillards sans pain, des femmes sans secours, des enfans-trouvés, des malfaiteurs, des prostituées. Que restait-il à faire après ce qu'on avait fait ? Quelle monarchie tenterait ce que n'avaient pu faire réussir les hardiesses de 1793? Les philosophes et les économistes, frappés de stupeur, éprouvaient ce désappointement amer qui suit les révolutions politiques, quand tout-à-coup parurent, à peu de distance l'un de l'autre, deux écrits de deux hommes diversement célèbres, le livre de M. Godwin sur la Justice politique et celui de Malthus sur la Population.

M. Godwin attribuait dans son ouvrage tout le mal social à l'imperfection des institutions politiques et aux vices des gouvernemens. Malthus était plus frappé des résistances que l'homme oppose au progrès social, par les passions inhérentes à sa nature et par son peu de disposition à les réprimer. La lecture d'un article de M. Godwin sur la prodigalité et l'avarice ('), le détermina à publier ses idées à ce sujet, et après quelques remaniemens faciles à concevoir dans un travail de cette importance, l'essai sur le Principe de population parut en Angleterre dans la dernière année du dix-hui

(1) Inséré dans un numéro du journal l'Examinateur (the Inquirer).

tième siècle, comme une espèce de résumé du désenchantement universel des esprits. Ce livre a fait grand bruit, parce qu'il repose sur une idée simple, facile à comprendre et à retenir; et on en a cruellement abusé, parce qu'il semble favoriser plus d'une mauvaise disposition de l'homme, l'égoïsme, la dureté, l'indifférence aux maux de ses semblables. Les principes sur lesquels il repose ont obtenu, néanmoins, la sanction de plusieurs gouvernemens, et ils tendent si rapidement à pénétrer dans les institutions, qu'il n'y aura bientôt plus qu'à enregistrer leurs conquêtes, au lieu de discuter leur valeur. Il faut donc les exposer ici dans toute leur nudité, avant d'en examiner les conséquences double tâche qui réclame toute l'impartialité de l'historien.

Cette doctrine se présente avec le caractère inflexible et absolu de la fatalité. L'auteur s'est dispensé de précautions oratoires; il établit, sans sourciller, comme un fait évident, continuel, nécessaire, que l'espèce humaine obéit aveuglément à la loi de multiplication indéfinie, tandis que les subsistances qui la font vivre ne se multiplient pas avec elle dans les mêmes proportions. Ce fait lui paraît tellement démontré, qu'il ne craint pas de le formuler comme un axiôme de mathématiques, et il affirme que les hommes s'accroissent en progression géométrique, et les vivres en progression

arithmétique. Il arriverait donc un moment où les provisions seraient insuffisantes pour les voyageurs, si ces sinistres correctifs qu'on appelle les maladies, la misère, la mort, n'intervenaient régulièrement pour rétablir l'équilibre. Malthus pronon. çait cette sentence des malheureux en termes inhumains : « Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, disait-il (1), si sa famille n'a pas les moyens de le nourrir ou si la société n'a pas besoin de son travail, cet homme n'a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n'y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s'en aller et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. » Voilà quel est le fond de la doctrine de Malthus sur la population. Il faut voir à présent sur quels argumens il a essayé de l'établir.

Au lieu d'observer rigoureusement ce qui se passe dans les sociétés civilisées de longue date, l'auteur se transporte en Amérique, aux ÉtatsUnis, pays vierge, fertile, immense, où la population double tous les vingt-cinq ans. C'est ce pays qu'il prend pour type du reste du monde, et il

(1) Ce passage cruel a été supprimé par Malthus dans les dernières éditions de son livre; mais l'esprit de sa doctrine n'y est pas moins résumé avec une énergique vérité, et c'était la doctrine plutôt que le langage qu'il fallait modifier.

« PreviousContinue »