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le voir à l'œuvre. Rien n'est plus simple et plus
admirable que la manière dont Adam Smith en ex-
plique les merveilles, et nous avons cité son exem-
ple tiré de la fabrication des épingles. Mais que ses
nombreuses revues de l'armée des travailleurs
offrent de nobles sujets de méditations! Comme il
a naturellement rendu compte du progrès des na-
tions,
, par les progrès de la division du travail!
Comme il a amené avec bonheur, à la suite de
cette division, la nécessité des échanges! Comme
il explique avec succès l'accroissement de la ri-
chesse, le perfectionnement des produits et leur
prix devenant plus accessible de jour en jour ! C'est
lui qui a révélé le secret des machines, ces puis-
santes modifications du bras de l'homme, ces bien-
faitrices du genre humain qu'un philanthrope (1)
distingué a eu le tert de méconnaître. Nul n'en a
plus habilement signalé les services variés, infinis,
durables, sans en dissimuler les inconvéniens passa-
gers. En même temps, Adam Smith posait avec
netteté les limites de leur emploi, et démontrait que
l'étendue du marché devait être le régulateur ha-
bituel de la division du travail. C'est pour avoir
oublié ces sages doctrines que plus d'un peuple
manufacturier a vu éclater des crises redoutables,
résultat de l'encombrement de la circulation et
des mesures restrictives. Ainsi, Adam Smith arri-

(1) M. de Sismondi.

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vait à la liberté du commerce par un chemin bien différent de celui qu'avait suivi l'école de Quesnay; mais il y était conduit par une appréciation bien plus juste des phénomènes de la production.

Sa doctrine sur les impôts différait aussi essentiellement de celle des économistes. Après avoir prouvé que toute production venait du travail, aidé des capitaux, il ne lui était pas difficile de démon trer que chaque citoyen étant apte à créer des valeurs, et par conséquent à faire des profits, devait à l'État sa part contributive de secours et de taxes. Chacun obtenait la liberté de son industrie en échange de sa coopération aux charges publiques, et il n'y avait plus de professions stériles, puisque tout le monde était capable de donner aux choses une valeur échangeable, au moyen du travail. Quel encouragement pour les hommes disgraciés de la fortune, et pour tous ceux qui n'attendaient pas la faveur de l'héritage! Ils apprenaient dès lors à quel prix on acquiert son indépendance; l'économie n'était plus une sorte de vertu ascétique, mais la compagne du travail et la source des capitaux. Au lieu des bornes imposées aux productions de l'agriculture, par la nature du sol et par la rotation des saisons, on avait devant soi l'horizon illimité des valeurs échangeables, c'est-à-dire la richesse indéfinie. Adam Smith n'avait pas prévu sans doute toutes ces conséquences,

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et beaucoup d'écrivains avaient avancé avant lui des principes aussi vrais mais il a montré le premier pourquoi ils étaient vrais. Il a fait plus : il a indiqué la vraie méthode de signaler les erreurs. Son ouvrage se compose d'une suite de démonstrations qui ont élevé plusieurs propositions au rang de principes incontestables et qui ont anéanti pour jamais une foule d'erreurs jusqu'alors considérées comme des principes. C'est lui qui a pulvérisé le système prohibitif et la doctrine du produit net, avec son cortége de rêveries sur l'impôt, et de classifications imaginaires. Enfin, et c'est peutêtre l'un des plus grands services qu'il ait rendus à l'industrie, cet immortel économiste a fait voir comment l'intérêt privé, débarrassé d'entraves, portait nécessairement les possesseurs de capitaux à préférer, toutes choses égales, l'emploi le plus favorable à l'industrie nationale, parce qu'il est aussi le plus profitable pour eux.

X Il est vrai qu'Adam Smith s'est quelquefois égaré dans une foule de digressions qui ne permettent pas de suivre aisément le fil de ses idées. Dès qu'il rencontre un vieil abus, un préjugé nuisible, un système erroné, il ne s'arrête point qu'il n'en ait fait justice, et ces escarmouches partielles le détournent souvent du plan de ses opérations. Mais jamais il ne quitte définitivement un sujet avant de l'avoir épuisé, et il présente habituellement la

même idée sous toutes les formes, jusqu'à ce que le lecteur se soit familiarisé avec elle. Il avait tant de résistances à vaincre et tant de fausses doctrines à combattre! Les économistes eux-mêmes, qu'il estimait et qui certainement ont contribué à la direction de ses idées, ne sont pas ceux qui lui ont rendu sa tâche le moins difficile. Il avait à lutter contre les innombrables ouvrages qu'ils venaient de publier et qui s'étaient répandus dans toute l'Europe, bien ou mal compris, avec l'autorité des noms les plus vénérés, tels que ceux de Gournay, de Turgot, de Trudaine. Il lui fallait détruire la plupart des théories qu'ils venaient de fonder au prix de tant d'efforts, et lutter avec elles sous des auspices défavorables ce fut le premier discord mémorable qui éclata parmi les fondateurs de l'économie politique, et il n'a pas peu contribué à faire naître l'indécision générale du public sur les matières économiques. Lequel croire, de Quesnay ou de Smith, soutenant avec une égale assurance des doctrines contraires, et tous deux invoquant de concert l'autorité des faits? Mais on oublie qu'il n'est pas une science qui n'ait commencé par des querelles intestines entre ses chefs les plus illustres, et que ces dures épreuves ont contribué presque autant que leurs découvertes, aux progrès dont nous sommes si fiers aujourd'hui.

Adam Smith n'eut pas, pourtant, l'honneur de

créer l'économie politique d'un seul jet, et le respect que nous portons à sa mémoire ne doit pas nous empêcher de rendre justice à ses prédécesseurs et à ses successeurs. C'est déjà un si grand fait historique que la démonstration de toute la théorie des valeurs, des effets de la division du travail et des fonctions véritables de la monnaie! De telles analyses suffiraient à l'immortalité d'un auteur, et l'on peut hardiment critiquer ce que ses écrits renferment d'incomplet, après avoir exposé ce qu'ils ont mérité de gloire et de considération. Les économistes s'étaient trop préoccupés de l'importance de la terre; Adam Smith accorda une prépondérance trop exclusive au travail dans la création des produits. Il négligea l'action de la terre et celle des capitaux, et malgré ses magnifiques expositions du concours des machines, il n'en présente pas la théorie la plus fondée sur la réalité des choses. En réservant exclusivement la qualité de richesses aux valeurs fixées dans des substances matérielles, il raya du livre de la production cette masse illimitée de valeurs immatérielles, filles du capital moral des nations civilisées, et qui forment une partie de leur apanage et de leur gloire. Il destitua d'un trait de plume avocats, médecins, ingénieurs, artistes, fonctionnaires publics, tous producteurs de services réels et échangeables contre des produits matériels, puisqu'ils en vivent et qu'ils vivent bien,

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