Page images
PDF
EPUB

parfaitement d'accord sur le système de Quesnay. Ils s'entendaient sur les doctrines; ils différaient d'avis quant aux applications. M. de Gournay, fils de négociant et négociant lui-même, fut le véritable auteur du fameux adage: Laissez faire et laissez passer; c'est lui qui commença la guerre contre les monopoles et qui démontra avant tout la nécessité d'abolir les droits sur les matières premières. Quesnay, fils de cultivateur, avait tourné plus particulièrement ses regards du côté de l'agriculture, et c'est ainsi qu'il fut conduit à ses hypothèses ingénieuses sur l'influence de la production agricole, avec tout leur cortège de déductions, soit en ce qui touche l'impôt, soit par rapport au travail. M. de Malesherbes, l'abbé Morellet, Trudaine, le docteur Price, M. Josiah Tucker appartenaient à la nuance de Gournay; Le Trosne, Saint-Peravy, Mirabeau le père, Dupont de Nemours suivaient de préférence les idées absolues de Quesnay. Mercier de la Rivière et l'abbé Baudeau, plus politiques et moins abstraits, penchaient vers la domination du pouvoir et voulaient l'investir presque exclusivement de la direction du mouvement social. Turgot marchait à part, issu d'eux tous et destiné à réaliser leurs idées par des applications promptes et décisives. Il était éclectique et pratique, comme un philosophe et un homme d'État. Mais ce qui distinguait par dessus tout cette généreuse famille d'amis

du genre humain, c'était la probité admirable de chacun de ses membres et leur désintéressement sincère en toute chose. Ils ne recherchaient point l'éclat et le bruit. Ils n'attaquaient aucun des pouvoirs établis et ils n'aspiraient point à devenir populaires, quoiqu'ils fussent animés d'une profonde sympathie pour le peuple (1). C'étaient de véritables philantropes, dans la plus noble acception de ce mot. Leurs livres sont oubliés; mais leurs doctrines ont germé comme une semence féconde et les préceptes qu'ils enseignaient ont fait le tour du monde, affranchi l'industrie, restauré l'agriculture et préparé la liberté du commerce. Après Quesnay vint Turgot; après Turgot, Adam Smith: la science désormais marche à pas de géant.

(1) Ils ont mérité qu'on leur appliquât ces trois vers:

Secta fuit servare modum, finemque tueri
Naturam que sequi, vitam que impendere vero,
Nec sibi sed toto genitos se crederc mundo.

CHAPITRE XXXIII.

Du ministère de Turgot.

économique. Résistances qu'il rencontre. exercée sur la marche de l'économie politique.

- Réformes qu'il entreprend dans l'ordre Influence qu'il a

Le ministère de Turgot ne fut que la doctrine des économistes en action. C'était la première fois que la science avait le bonheur de rencontrer un ministre disposé à réaliser toutes ses conceptions et å tenter sur le vif toutes ses expériences. Turgot s'y dévoua avec le zèle d'un néophyte et la persévérance consciencieuse d'un magistrat. Le plus illustre de ses prédécesseurs, Colbert, avait osé beaucoup moins, même avec l'appui d'une volonté comme celle de Louis XIV: ce sera donc un spectacle intéressant de voir Turgot aux prises avec tous les préjugés économiques des vieux âges, qu'il voulut déraciner d'un seul coup. Les conséquences de celte tentative héroïque méritent d'être méditées

avec un soin égal par les peuples et par les gouvernemens, car il n'a fallu rien moins qu'une révolution pour en assurer le succès.

Turgot était l'élève des économistes et le partisan de leurs doctrines, principalement en tout ce qui concernait la liberté du commerce des grains et l'impôt territorial. Ses ouvrages renferment une foule d'articles dans lesquels il se montre le défenseur des maximes fondamentales du système de Quesnay. Il ne l'était pas pourtant sans conditions, et son expérience administrative lui avait fait sentir plus d'une fois combien il fallait apporter de ménagemens, même dans l'exécution des améliorations les plus indispensables. Mais les résistances acharnées qu'il rencontra irritèrent sa probité et ne lui permirent pas toujours de garder la mesure convenable, au milieu du conflit des opinions. Il avait été frappé de bonne heure de l'état déplorable du peuple des campagnes, accablé sous le poids des dimes, des corvées, des exactions de toute espèce. Dans les villes, la misère des classes ouvrières n'avait pas moins navré son ame, et le régime des corporations, ce régime si contraire au respect de la propriété personnelle, avait excité au plus haut degré son improbation. Aussi, à peine arrivé au pouvoir, il se mit à l'œuvre avec la précipitation d'un homme qui craint de ne pas durer et qui veut, du moins, faire tout le bien possible en passant. Les

édits de réforme se succèdent coup sur coup, longuement motivės, trop longuement peut-être pour ne pas paraître timides, et plus semblables à des dissertations scientifiques qu'à des publications de l'autorité.

Mais aussi, que de résistances à vaincre, que de préjugés à réfuter et de coalitions à dissoudre! Turgot frappait sur tout: nobles, financiers, bourgeois, prêtres, gens de loi, monopoleurs, il voulait tout plier au joug de ses réformes et il semblait ne désespérer de rien. « J'ose répondre, disait-il au roi, que dans dix ans la nation ne sera pas reconnaissable ('). Conformément aux habitudes des économistes, il tourna tout d'abord ses regards vers les campagnes et il crut devoir attaquer l'absurde législation qui défendait l'exportation des grains, persuadé que le meilleur moyen de prévenir les disettes, était la libre circulation des récoltes. Ce fut pourtant de ce côté que lui vinrent les résistances les plus vives et les difficultés les plus inextricables. Le hasard voulut que l'émancipation du commerce des grains coïncidât avec une année de disette, et le peuple accoutumé à veiller sur ses approvisionnemens comme sur un dépôt sacré, s'irrita sur plusieurs points contre les exportations qui semblaient le menacer de la famine. Ces exportations n'étaient en quelque sorte qu'intérieures, puisqu'elles n'a() Mémoire au roi, dans la collection de Dupont de Nemours, t. VII,

« PreviousContinue »