Page images
PDF
EPUB

noncé à la navigation, qui ne se soutint d'ailleurs chez eux qu'avec des équipages étrangers, grecs, égyptiens, ou siciliens. Auguste lui-même, qui gagna la bataille navale d'Actium, avait une peur horrible de l'eau.

C'est au moment de leurs premières luttes avec Carthage qu'on voit aussi apparaître les édits proscripteurs du commerce. Les peuples commerçans doivent travailler pour nous, disent-ils; notre métier est de les vaincre et de les rançonner. Continuons donc la guerre qui nous a rendus leurs maîtres, plutôt que de nous adonner au commerce qui les a faits nos esclaves. » Cicéron lui-même, malgré la haute supériorité de son esprit, partageait encore, à une époque plus avancée de la république, les préjugés anti-sociaux de ses concitoyens. «Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique, s'écriait-il avec naïveté ; le commerce est chose sordide, quand il est de peu d'importance, car les petits marchands ne peuvent pas gagner sans mentir; c'est un métier tout au plus tolérable, quand on l'exerce en grand et pour approvisionner le pays. «< (1) Avec de telles doctrines sur le

(1) Cicéron, Traité des devoirs, liv. I, sect. 42. Il faut citer ce passage curieux : « Ne quidquam ingenuum potest habere officina... Mercacatura, si tenuis est, sordida putanda est; sin autem magna et copiosa, multa undique apportans, non est admodùm vituperanda... Nihil enim proficiunt mercatores, nisi admodum mentiantur. »

commerce, il n'est pas étonnant que les Romains aient cherché dans la conquête et dans le pillage des ressources qu'ils trouvaient indigne d'eux de demander au travail. Leurs premières richesses ont commencé par du butin, et leur histoire ressemble pendant plusieurs siècles à celle d'un peuple de flibustiers. On ne lit dans leurs écrivains que des récits de vols et de dévastations: tantôt, c'est le pillage de Syracuse, puis celui de Tarente, de la Syrie, des villes de Numidie, puis enfin le triomphe de Paul Émile dont le char est suivi de 250 chariots rem. plis d'or et d'argent. Manlius dévalise l'Asie-Mineure; Sempronius, la Lusitanie; Flaccus, l'Espagne. 70 villes d'Épire sont saccagées et détruites; 150 mille habitans sont réduits en esclavage; la seule ruine de Carthage produit 500 millions de nos francs. Ce fut un beau jour pour Rome que celui où elle dépouilla cette rivale, dont les temples étaient doublés de feuilles d'or, produit des mines d'Espagne et du commerce immense de la Méditerranée !

On s'est demandé bien des fois ce qui serait advenu de la civilisation, si Carthage eût triomphé de Rome et si l'esprit commercial de la grande cité africaine l'eût emporté sur la politique guerrière de son implacable ennemie. Il suffit de dire que Carthage était tout à la fois une ville industrielle et commerciale et qu'elle approvisionnait tous les ports de la Médi

terranée de ses marchandises et de ses matières premières. La navigation y était portée à un très haut dégré de perfection pour le temps, si nous en jugeons par le périple d' Hannon qui est un des plus beaux monumens de cette science dans l'antiquité. On doit donc regretter à jamais qu'une puissance qui portait dans son sein tous les germes de civilisation pacifique, ait succombé sous les coups d'un peuple exclusivement guerrier. Le capital immense détruit dans cette catastrophe aurait alimenté des travaux d'un grand intérêt pour l'humanité, et il alla se perdre à Rome dans les caisses des patriciens pour y donner naissance aux plus infâmes débordemens d'usure qui aient souillé l'histoire d'une nation. Il semble dès-lors que Rome soit en proie à une fièvre de spéculation et d'agiotage; en n'entend plus parler que de citoyens poursuivis pour dettes, de châteaux qui s'élèvent, de malheureux qu'on exproprie. Brutus et Cassius, Antoine, Sylla, le grand Pompée lui-même se font prêteurs à la petite semaine et ne rougissent pas de prélever des intérêts de 48 et même de 70 pour cent. Un Verrès parvient à épuiser la Sicile; Salluste construit des jardins fabuleux avec le produit de ses rapines en Numidic. Cicéron, gouverneur de Cilicie, se croit le bienfaiteur de la province, pour avoir abaissé l'intérêt à 12 pour cent et une commission, en cas de retard ou de renouvellement. Juvénal enfin peut s'écrier plus

tard : nous dévorons les peuples jusqu'aux os, après que Salluste aura dit que ses contemporains tourmentaient l'argent de toutes les manières. () Voilà les hommes que nous admirons et la civilisation qu'on nous donne pour modèle, dès notre plus tendre enfance! Voilà l'économie politique du peuple romain jusqu'aux premières années de l'Empire!

(1) Pecuniam omnibus modis vexant.

CHAPITRE VI.

De l'économie politique des Romains depuis le commencement de l'empire. Abus des conquêtes. - Mépris du commerce. - Condition des classes laborieuses. Aristocratie insolente. - Populace famélique. On se réfugie dans le célibat. Égoïsme pu→

blic et privé.

la grandeur,

Absence de manufactures. L'utilité sacrifiée à

Au milieu du chaos de guerres et de conquêtes dans lequel Rome s'agite jusqu'aux premiers temps de l'empire, on voit apparaître quelques essais de rénovation sociale, et la production s'établir sur des bases régulières. Le génie pacificateur d'Auguste entreprendra cette grande tâche, qui n'a jamais été complètement abandonnée par ses successeurs. Un recensement général de la population et des ressources de l'empire, un véritable domesday book, qui malheureusement n'est pas parvenu jusqu'à nous, lui fournira les élémens essen

« PreviousContinue »