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qu'il appelle naturels, il se livre à l'étude de ceux qu'il nomme artificiels. « Tout objet de propriété, dit-il ('), a deux usages, tous deux inhérens à l'objet, avec une destination particulière. L'un est l'usage naturel, l'autre est l'usage artificiel. Ainsi l'usage naturel d'une chaussure est de servir à marcher, son usage industriel est d'être un objet d'échange. » Ne croirait-t-on pas lire la définition de la valeur en usage et de la valeur en échange, popularisée par Adam Smith, et devenue de nos jours la base de tous les traités d'Économie politique? Aristote n'a pas exposé avec moins de vérité et de clarté les avantages de la monnaie. Après avoir jeté un coup d'œil sur les différens genres de commerce, il explique très bien comment le besoin fit inventer la monnaie. « On convint ajoute-t-il, de donner et de recevoir dans les transactions une matière utile et d'une circulation aisée. On adopta pour cet usage le fer, l'argent et d'autres métaux. Ce premier signe d'échange ne valut d'abord qu'à raison du volume et du poids : ensuite on le frappa d'un signe qui en marquait la valeur, afin d'être dispensé de tout autre vérification. Après l'adoption nécessaire de la monnaie pour les échanges, il se fit une révolution dans la manière de spéculer le trafic parut. Peut-être fut-il peu compliqué dans l'origine; bientôt il se

(1) Politique, liv. 1, chap. v1.

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fit des combinaisons plus habiles, afin de tirer des échanges le plus grand bénéfice possible. Il est arrivé de là qu'on s'est accoutumé à restreindre l'art de la spéculation à la seule monnaie; on a pensé que l'unique fonction du spéculateur était d'amasser des métaux précieux, parce que le résultat définitif de ses opérations est de procurer de l'or et des richesses. Cependant la monnaie ne serait-elle pas un bien imaginaire? Sa valeur est toute dans la loi. Où est celle qu'elle a de la nature? Si l'opinion qui l'admet dans la circulation vient à changer, où est son prix rée!? quel besoin de la vie pourrait-elle soulager? A côté d'un monceau d'or, on manquerait des plus indispensables alimens. Quelle folie d'appeler richesse une abondance au sein de laquelle on meurt de faim ! »

Il est impossible de caractériser d'une manière plus juste les véritables propriétés de la monnaie. Ailleurs Aristote a apprécié avec la même exactitude les conséquences de l'usure et celles de l'esprit d'accaparement. « Un Sicilien, dit-il, avait une somme d'argent en dépôt. Il en acheta tout le fer qui se trouvait dans les forges. Bientôt les marchands arrivèrent de différentes contrées et ne trouvèrent du fer que chez lui. Il n'en avait pas trop élevé le prix; cependant il doubla sa mise de fonds qui était de cinquante talens. »

On a reproché avec quelque raison à plusieurs

Économistes modernes de n'avoir compris dans leurs appréciations de la richesse publique que les producteurs matériels, comme si le magistrat qui dispense la justice ou qui dirige l'administration ne rendait pas à la société autant de services que les industriels ou les agriculteurs. Platon lui-même était tombé dans cette erreur qui est réfutée avec vivacité par Aristote : « Eh quoi! la cité ne serait constituée que pour les besoins physiques! des cordonniers et des laboureurs suffiraient à tout!

Quelle est la partie de l'homme qui le constitue essentiellement? C'est l'ame plutôt que le corps. Pourquoi donc les seules professions qui pourvoient aux premiers besoins composeraient-elles une cité, plutôt que la profession d'arbitre impartial des droits ou celle de sénateur délibérant pour le bien de l'état? Ces professions ne sont-elles pas l'ame agissante de la cité? ()» Ainsi, Aristote avait réhabilité bien avant J. B. Say ces créateurs de produits immatériels dont le classement passait pour une découverte de notre époque. Il avait aussi indiqué avec une précision admirable les causes de la vieille lutte qui existe depuis les premiers âges du monde entre la richesse et la pauvreté. « Toute société politique, disait-il, se divise en trois classes, les riches, les pauvres et les citoyens aisés qui forment la classe intermédiaire. Les premiers sont

(1) Politique, liv. Iv, chap. IV.

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insolens et sans foi dans les grandes affaires; les seconds deviennent fourbes et fripons dans les petites choses de là mille injustices, résultat nécessaire de la tromperie et de l'insolence qui les rendent également déplacés dans un conseil, dans une tribu, et très dangereux dans une cité. Les riches sucent l'indépendance avec le lait élevés au sein de toutes les jouissances, ils commencent dès l'école à mépriser la voix de l'autorité. Les pauvres, au contraire, obsédés par la détresse, perdent tout sentiment de dignité incapables de commander, ils obéissent en esclaves, tandis que les riches, qui ne savent pas obéir, commandent en despotes. La cité n'est alors qu'une agrégation de maîtres et d'esclaves; il n'y a point d'hommes libres. Jalousie d'un côté, mépris de l'autre; où trouver l'amitié et cette bienveillance mutuelle qui est l'ame de la société? Quel voyage avec un compagnon qu'on regarde comme un ennemi! »

Aussi, continue Aristote, la classe moyenne est-elle la base la plus sûre d'une bonne organisation sociale, et la cité aura nécessairement un bon gouvernement, si cette classe a la prépondérance sur les deux autres réunies ou du moins sur chacune d'elles en particulier. C'est elle qui, se rangeant d'un côté, fera pencher l'équilibre et empêchera l'un ou l'autre extrême de dominer. Si le gouvernement est entre les mains de ceux qui

ont trop ou trop peu, il sera ou une fougueuse démagogie ou bien une oligarchie despotique. Or, quel que soit le parti dominant, l'emportement de la démocratie et la morgue oligarchique conduisent droit à la tyrannie. La classe moyenne est bien moins exposée à tous ces excès. Elle seule ne s'insurge jamais; partout où elle est en majorité, on ne connaît ni ces inquiétudes ni ces réactions violentes qui ébranlent les gouvernemens. Les grands états sont moins exposés aux mouvemens populaires. Pourquoi? parce que la classe la classe moyenne y est nombreuse. Mais les petites cités sont souvent divisées en deux camps. Pourquoi encore? parcequ'on n'y trouve que des pauvres et des riches, c'est-à-dire des extrémes et pas de moyens.

«

Il semble que ces lignes soient écrites d'hier et jetées aux lecteurs par une des mille voix de notre temps. Je les ai citées avec quelque extension, parce qu'elles donnent une idée exacte des vues économiques des plus grands écrivains de l'antiquité. En plaidant avec tant de chaleur la cause des classes moyennes, ils ne se laissaient pas égarer à la poursuite d'une vaine utopie; ils savaient ce qui se passe dans les luttes civiles où s'agitent des questions sociales entre le riche et le pauvre. « Le parti qui l'emporte ne reste pas le maître sans résistance. Il se garde bien d'établir une constitution suivant le juste équilibre de l'égalité. Le vainqueur regarde

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