eitoyens. Des nuées de traitans se firent adjuger le fermage des revenus publics; et l'un des gouverneurs pour Charles-Quint, dans les pays conquis, osa répondre aux injonctions royales: « Le roi commande à Madrid, et moi à Milan.» Plus de discussion publique, plus de recours possible à la justice, plus de juridiction consulaire, plus de crédit toutes les formes tutélaires avaient été abolies pour faire place au régime absolu des pachas espagnols. Mais ce n'était pas seulement en Italie et dans les états de Charles-Quint qu'on avait à déplorer cé changement soudain dans la marche et surtout dans les doctrines des gouvernemens. Pour quiconque se souvient de l'exactitude scrupuleuse des Vénitiens, des Florentins, des Génois et des villes anséatiques à s'acquitter de leurs engagemens, les expédiens hasardeux auxquels la politique de l'empereur d'Allemagne accoutuma et obligea les autres princes par son exemple et par ses guerres continuelles, paraîtront plus funestes que le dommage immédiat qui en résultait. Rien n'a plus contribué à paralyser le développement social, que l'incertitude et la crainte répandues dans toutes les relations qui avaient besoin de garanties et de sécurité. Sur quelle base pourrait-on désormais asseoir la moindre spéculation, quand les principales sources des revenus publics étaient aliénées à l'avance pour plusieurs an nées, et les monnaies altérées soit par des alliages audacieux, soit par des décrets spoliateurs? Aussi le numéraire, dont on ne trouvait plus un placement utile et certain, déserta bientôt l'industrie et fut immobilisé en achats de terres. L'agriculture, frappée au cœur par la décadence du commerce, ne tarda point à déchoir sous l'empire d'une législation qui prohibait l'exportation des grains. Pour comble de malheur, les changemens nombreux opérés dans l'administration des états bouleversés par la guerre affligèrent l'Europe d'une plaie renouvelée du Bas-Empire: nous voulons parler des procès et des querelles de toute espèce avec leur cortége habituel de rapines et d'hommes de loi. L'éclat éblouissant des beaux-arts n'a jamais dédommagé l'Italie de la décadence qui suivit la perte de sa liberté; et la diminution continuelle de sa population a suffisamment démontré, depuis lors, que les véritables élémens de la prospérité des états consistaient dans les arts utiles plutôt que dans les arts glorieux. Le règne de Charles-Quint a surtout été contraire aux progrès de l'économie politique, en ce sens qu'il a détourné violemment l'Europe des voies régulières de la production, pour la précipiter dans les hasards de la guerre et dans le vieux système d'exploitation engendré par la féodalité. Tout ce que nous avons aujourd'hui de fausses doctrines et de funestes préjugés à combattre, nous le devons à son gouvernement, continué et empiré par son exécrable successeur. La liberté du commerce allait s'établir dans le monde et rallier en une solidarité commune les intérêts du Midi et du Nord: Charles-Quint y substitua les restrictions et les prohibitions. Les banques de Venise et de Gênes venaient de fonder le crédit: Charles-Quint se mit à faire de la fausse monnaie; et quoique déjà les trésors du NouveauMonde lui fussent ouverts au point de lui rapporter près de cinquante millions de francs par année, il inonda l'Europe, vers 1540, d'une masse considérable de mauvais écus d'or de Castille. Ce détestable exemple ne trouva que trop d'imitateurs; et il y eut un moment où, selon l'expression de M. Ganilh, «l'Italie se distingua autant par ses mauvaises monnaies que par ses excellens ouvrages sur la monnaie. » On ne cherchait plus la richesse dans le travail et dans l'emploi intelligent des capitaux, mais dans l'accumulation des espèces; on en prohibait la sortie des lois draconiennes, comme s'il eût été possible d'acheter les marchandises qu'on ne produisait plus soi-même et de garder l'argent qui servait à les payer. C'est alors qu'eurent lieu les premiers essais de ces théories étranges dont l'invention appartient tout entière aux Espagnols, et qu'un économiste de leur pays résumait si naïvement, deux cents ans plus tard, dans ce passage remarquable: Il est nécessaire d'employer avec rigueur par tous les moyens qui peuvent nous conduire à vendre aux étrangers plus de nos productions qu'ils ne nous vendront des leurs : c'est là tout le secret et la seule utilité du commerce ('). Tel est le système qui a donné naissance aux guerres innombrables dont l'Europe a été le théâtre depuis l'avènement de Charles-Quint, et qui domine encore, à leur insu, la politique commerciale de presque tous les gouvernemens modernes. Tous se sont efforcés, dès-lors, de retenir le numéraire et de proscrire les marchandises étrangères; tous ont cru voir dans les importations une cause de ruine, sans s'apercevoir que les importations devenaient d'autant plus nécessaires, que la produc (1) Ustariz, Theorie et pratique du commerce, chap. iv, p. 13, de l'édition française. Get auteur ajoutait : » Si nous pouvions au moins rester de pair pour l'échange, ce serait encore assez pour conserver en Espagne la majeure partie des richesses qui viennent des Indes occidentales à Cadix, au lieu qu'elles ne peuvent aujourd'hui nous être d'aucune utilité. Au contraire, ces trésors deviennent funestes à la Monarchie, si dès le port même où ils arrivent, ils passent dans les mains des peuples rivaux de cette couronnie, qui les portent en grande quantité dans les pays de la domination des Turcs. Ainsi, outré le malheur d'être dépouillés de notre argent, dès qu'il arrive à Cadix par les flottes ou les galions, et le désagrément de le voir enlevé par des nations peu affectionnées, qui s'en servent à accroître leur commerce et leur opulence, nous avons la douleur de savoir qu'une grande partie de ces millions passent chez les Turcs et les autres infidèles pour augmenter leurs forces et nos pertes. Ces funestes conséquences méritent la plus grande attention et les mesures les plus sûres pour les prévenir. Et cependant Ustariz écrivait ces lignes en 1740, et il avait été ministre ! tion intérieure diminuait exactement, chez chaque peuple, dans la proportion des restrictions imaginées pour en activer l'essor. C'était, d'ailleurs, poursuivre une chimère que de vouloir vendre sans acheter, et d'ambitionner le monopole des manufactures, en abandonnant pour le produit des mines les grands travaux de l'industrie. L'Espagne a cruellement expié, depuis, cette fatale erreur de Charles-Quint; elle a perdu ses fabriques, pour avoir attaché trop d'importance à l'or de ses colonies; et, plus tard, ses colonies lui ont échappé parce qu'elle avait trop négligé ses fabriques. Mais ce mauvais système n'est pas la seule erreur que Charles-Quint ait accréditée en Europe. L'humanité a de plus graves reproches à faire à sa mémoire, pour avoir rétabli sur une immense échelle l'esclavage qui venait de mourir, et l'exploitation humaine qui touchait à son terme. La traite des négrés fut organisée sous ce règne comme une institution légitime et régulière, et l'on renouvela des Grecs et des Romains la doctrine funeste, en vertu de laquelle les profits du travail social appartenaient de droit à quelques privilégiés. Des millions d'hommes périrent en Amérique victimes de ce préjugé détestable, et l'Afrique n'a pas encore cessé, après trois cents ans, de payer son tribut de sang et de larmes au système qui en a été le fruit. On ne saurait se faire une idée de toutes les absur |