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CHAPITRE XV.

Considérations sur la situation et l'influence des juifs au moyen-âge. - Nature des services qu'ils ont rendus à l'économie politique. Sont-ils les premiers fondateurs du crédit ? — Origine de la lettre de change et des monts-de-piété.

Tandis que le système féodal couvrait l'Europe de barrières, de péages et d'entraves de toute espèce ('), le commerce se réfugiait au sein d'une caste proscrite et préludait sous son influence aux

(1) Pour donner une idée de la singularité et de la diversité de ces péages, il suffira d'en citer quelques-uns. On payait pour passer sous les ponts le droit de pontaticum, et celui de portaticum pour entrer dans les ports. Les seigneurs faisaient payer sur le bord des fleuves la taxe dite ripalicum aux bateaux marchands qui naviguaient le long des terres de leur domination; ils en exigeaient une autre appelée tranaticum pour accorder la permission de conduire les marchandises en traîneau. Le mansionaticum se payait pour éviter le logement des gens de guerre, et le pulveraticum, pour la poussière soulevée sur les chemins par les voitures du commerce. On payait encore le teloneum, le paraverdum, lę cespitaticum, le cœnaticum et beaucoup d'autres dont les noms ne sont pas moins barbares ni l'objet moins odieux.

magnifiques destinées que devaient lui assurer les croisades. C'est en effet un spectacle digne d'intérêt que le développement rapide de la richesse au milieu des troubles perpétuels de la féodalité, et aux mains des hommes les plus impitoyablement rançonnés de cette époque de pillage et de spoliations. Il n'est pas sans importance pour l'histoire de l'économie politique d'exposer rapidement comment ce fait remarquable a pris naissance et s'est élevé au rang des événemens les plus décisifs, sous l'empire des circonstances les moins propres à favoriser son apparition.

Je ne rappellerai point à ce sujet l'histoire du peuple juif et de ses longues tribulations. Proscrits par les païens, proscrits par les chrétiens et par les musulmans, les Juifs semblent avoir vécu de persécutions et d'avanies, se dédommageant en silence par le culte de l'or des affronts prodigués à leur culte et reparaissant toujours plus puissans à mesure qu'ils étaient plus haïs. Déjà, du temps de Charlemagne, on les voit recherchés à la cour, quoiqu'ils n'aient point d'état civil et qu'ils ne soient pas considérés comme des citoyens. Sous Louis-le-Débonnaire, on leur refuse la faveur du jugement de Dieu et des épreuves par l'eau et le feu; mais en compensation ils obtiennent des juges particuliers et il existe, en 828, un magistrat spécial, personnage illustre, revêtu de la charge de maître des Juifs, qui leur rend

Ja justice et qui les protège. Aussi en vint-il beaucoup en France sous les rois de la seconde race, principalement dans les villes du midi, où les besoins du commerce, la facilité de trouver un asile en passant les frontières et les moyens qu'ils avaient de correspondre avec leurs coreligionnaires d'Asie en attirerent un très grand nombre. Un moment on put croire qu'ils allaient devenir de véritables mandarins; leur maître résida à la cour et fut le conseiller intime du souverain; les princes et les grands recherchaient leur protection par de riches présens; ils leur accordaient même des priviléges enviés par des hommes libres.

Sous le régime féodal, aucun rang ne fut assigné aux Juifs; ils durent subir la loi commune du servage et obéir aux seigneurs des terres sur lesquelles ils se trouvaient. Leur qualité d'hérétiques les empêchait d'être protégés autant que les autres sujets féodaux, et ils en vinrent au point d'ètre échangés, vendus et prêtés comme du bétail. Toutefois leur existence était encore supportable, lorsque les premières persécutions systématiques furent dirigées contre eux sous le règne de Philippe Ier qui les chassa de ses états en 1096. Ils y rentrèrent, moyennant finance, quelques années après, et ils y auraient été oubliés peut-être sans les croisades qui donnèrent lieu à un redoublement de ferveur religieuse et par conséquent de rigueurs envers eux. On les fit con

tribuer aux frais de plus d'une campagne en terre sainte au moyen d'une foule d'accusations vagues et odieuses, qui les obligeaient de racheter leur vie jour par jour de la fureur du peuple, par des contributions exorbitantes. Un moment favorisés par Philippe-Auguste, ils finirent par traîner sous son règne une vie misérable, exposés à tous les genres d'avanies, et plus tard forcés de porter un costume distinctif qui les signalait trop souvent aux meurtres et aux pillages. Saint Louis les accabla des lois les plus intolérables, libéra leurs débiteurs, défendit toutes poursuites au profit des Juifs et poussa la rigueur jusqu'à leur interdire de contracter (1). Une ordonnance de 1254 portait expressément «Que les Juifs eussent à cesser usures, blasphêmes et sortiléges, et à vivre désormais du labeur de leurs mains et autres besognes, sans prêter de l'argent. » Ces ordonnances étaient exécutées avec une sévérité d'autant plus grande, que le roi déclarait les avoir rendues pour soulager sa conscience et pourvoir à son salut. On était allé plus loin en 1239, et l'on trouve dans l'assise de Bretagne () une disposition atroce, en vertu de laquelle il était défendu d'informer contre quiconque tuerait un Juif. Plus tard, en 1288, le parlement de Paris les condamnait à

(1) Ordonnances des rois de France, tome I, pages 53 et 54. (2) D'Argentré, Histoire de Bretagne, liv. 1v, chap. 23, page 207.

payer une forte amende pour avoir chanté trop haut dans leurs synagogues. Philippe-le-Bel les proscrivit et les rappela tour à tour, selon le besoin qu'il avait de leurs finances. Son successeur traita de leur existence comme d'une matière purement commerciale, et leur permit de faire rentrer leurs créances, à condition de lui en payer les deux tiers. « Si, par aventure, dit l'ordonnance, ils ne peuvent recouvrer leurs synagogues et leurs cimetières, nous leur ferons délivrer habitations et hébergemens suffisans pour prix convenables. » Après douze années écoulées, le roi ne pouvait les chasser qu'en leur donnant un an pour emporter leurs effets. Enfin, il leur garantissait une certaine liberté de leurs personnes et de leurs propriétés, ce qui ne les empêcha point d'être pillés et traqués en 1321, avant l'expiration des douze années, sous prétexte de connivence avec les lépreux et même avec les infidèles. On les accusa aussi, suivant l'usage, d'avoir empoisonné les fontaines, et on en brûla un grand nombre en conséquence. Plusieurs conciles leur défendirent l'exercice de la médecine, et menacèrent de l'excommunication les chrétiens qui oseraient recourir à leurs soins. Nous ne saurions aujourd'hui comment caractériser de telles absurdités, et cependant nous les imitons dans nos colonies envers les hommes de couleur auxquels cer

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