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avaient cherché à se créer des positions indépendantes. Les fiefs tendaient à devenir de plus en plus héréditaires, et les souverains y consentaient volontiers. On lit dans un capitulaire de Charles-leChauve, en 877, les dispositions suivantes qui sont décisives à cet égard : « Si, après notre mort, quelqu'un de nos fidèles, saisi d'amour pour Dieu et pour notre personne, veut renoncer au siècle, et s'il a un fils ou tel autre parent capable de servir la chose publique, qu'il soit libre de lui transmettre ses bénéfices comme il lui plaira (1). « Un autre article confirmait celui-là, et achevait la réduction de l'empire en atômes, puisque avant la fin du neuvième siècle, on comptait vingt-neuf grands fiefs plus ou moins indépendans, et plus de cinquante, à la fin du dixième, en France seulement (*).

Ce nouvel aspect du démembrement social a été décrit d'une manière pittoresque par les historiens: « Le royaume naguère si bien uni, dit l'un (3), est divisé maintenant; il n'y a plus personne qu'on puisse considérer comme empereur; au lieu de roi, on voit des roitelets, et au lieu de royaume des morceaux de royaumes. » En réalité, toute la grande organisation de Charlemagne avait disparu pour faire place à des associations turbulentes et faibles

(1) Capitulaires, édit, de Baluze, tome II, page 266.
(2) Guizot, Cours d'histoire moderne, tome II, page 435.

(3) Recueil des historiens des Gaules et de la France, tome II, p. 302.

qui n'auraient pas manqué de succomber, si quelque puissant aggresseur fùt venu à leur rencontre. A partir de cette époque, l'histoire de France n'est plus qu'une compilation d'annales provinciales, surchargées de détails purement locaux, dans lesquels on a beaucoup de peine à suivre la marche de la civilisation. Les écrivains les plus habiles et les plus consciencieux ont dû recourir aux hypothèses pour expliquer cette décomposition sans exemple qui s'est opérée presque instantanément, et sans préliminaires. M. Augustin Thierry l'attribue à la différence des races, et M. Guizot à la perte des traditions administratives, et des grandes pensées de politique générale. Nous croyons que ces deux causes ont agi dans des proportions différentes. A mesure que les idées de cohésion s'affaiblissaient, l'esprit de race ou plutôt de localité s'est développé, probablement selon des circonstances dont l'appréciation nous est impossible, et l'Europe d'alors a dû ressembler à certaines portions de l'Asie actuelle où quelques hardis pachas, quelques chefs indépendans rançonnent les populations qui leur sont soumises, sans avoir même entre eux de relations fédératives.

Il n'y a pas lieu, dès lors, d'être surpris que de nouvelles hordes d'envahisseurs aient fait irruption sur nos territoires, et que la descente des Sarrasins au sud et celle des Normands au nord aient fait pleuvoir sur nos malheureux ancêtres un dé

luge de maux. Plus de lien nulle part, et plus d'obéissance; les guerres civiles, les dévastations produisirent bientôt l'abandon des cultures, et la famine ajouta ses rigueurs à tous ces fléaux. Une poignée de pirates s'empara de Marseille en 848, et les Normands brûlèrent Bordeaux quelque temps après. Leurs barques remontaient la Seine et pillaient Paris, en 856. Les habitans couraient dans les temples au lieu de combattre, et les rois consentaient d'ignominieux traités, en vertu desquels ces mêmes Normands n'ayant plus rien à piller dans un pays désolé, se le firent adjuger à charge de le défendre. C'est ainsi que la Normandie a reçu son nom de l'invasion même, et que la capitale de Charlemagne, la ville d'Aix-la-Chapelle, fut souillée par une bande d'étrangers que ce grand souverain avait toujours fait traiter comme des pirates. Combien les temps étaient changés! A peine l'édit de Piste (') jette-t-il une lueur de bon ordre dans cette nuit d'anarchie et de troubles; les fortifications des barons féodaux n'étaient pas encore tout-à-fait abat

Voir cet édit dans la Collection des Capitulaires, page 174, tome II, de l'édition de Baluze. Il se compose de trente-sept articles et de trois paragraphes supplémentaires. Il a eu pour but, entre autres choses, la refonte générale des monnaies dont la fabrication était accordée seulement à dix villes; il fixait le rapport de l'or et de l'argent à raison de douze livres d'argent pour une livre d'or; il comprenait en outre divers réglemens concernant la boulangerie, la police des marchés et la vérifica tion des poids et mesures,

tues, qu'elles se relevaient pour ne plus disparaître que devant Louis XI, Richelieu et Louis XIV. Un nouveau contrat se formait entre l'usurpateur du sol et le cultivateur. Les grands abbés terriens, les ducs, les comtes et les seigneurs recherchèrent l'hommage et l'appui de leurs vassaux presque autant que leurs richesses. Ils estimèrent la valeur de la terre beaucoup plus par la population que par le revenu qu'elle pouvait fournir. Le donjon, menaçant pour les voisins et pour les étrangers, devint protecteur pour le vassal. Les cadets de famille, les hommes libres, les bourgeois furent admis, moyennant promesse de subordination, à prendre leur part des profits de la terre et purent se marier, sans blesser les intérêts de leurs maîtres. Ceux-ci, combattant à cheval en vertu de leur privilége, leur permirent de porter les armes et de combattre à pied; il s'établit ainsi sous la tente des relations bienveillantes qui rapprochaient les rangs et préparaient, quoique de fort loin, le règne de l'égalité. Chaque village forma bientôt une communauté liée d'intérêts, de passions et presque de parenté. Qui pourrait dire jusqu'à quel point ce système politique tout municipal, d'où devait sortir un jour l'émancipation des communes avec les corporations de l'industrie, a contribué aux progrès de la civilisation et de l'économie politique! On ne sait; mais la transition fut longue et cruelle,

et le donjon ne tarda point à se retourner contre les villages. La discorde se mit entre les myriades de seigneurs qui lavaient leurs offenses dans le sang de leurs sujets; et pendant plus de trois siècles l'Europe offrit l'aspect d'une vaste arène où le plus fort exploitait le plus faible sans pitié. Il n'y avait plus de capitale pour donner l'impulsion, ni de grandes villes pour la recevoir, mais seulement des couvens et des châteaux séparés par des rivières sans ponts, des marais sans chaussées et des forêts sans routes. La justice était assise au fond des manoirs obscurs, plus souvent la victime que la compagne de la force; c'est là qu'on venait plaider aux pieds des seigneurs tout-puissans. Le commerce, réduit au simple colportage, évitait les regards qu'il recherche aujourd'hui ; et d'ailleurs, qu'aurait-il pu offrir de séduisant à des hommes bardés de fer et satisfaits par des ouvriers nombreux jusque dans leurs moindres caprices? Le nombre de ces ouvriers diminuait néanmoins tous les jours à cause de la ruine des villes dévastées, tantôt par l'ennemi extérieur, tantôt par la guerre civile, et il n'y eut bientôt plus d'autres industries que celles qui étaient consacrées à la production des objets les plus indispensables. L'esprit de liberté s'éteignit donc avec les grandes cités; plus de franchises, plus de ces rivalités énergiques et bruyantes qui enflammaient les imaginations et que nous retrouverons au sein des républi

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