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révolution qui s'opérait aurait pu passer pour un simple changement de fonctionnaires publics. Mais bientôt les chefs conquérans accordèrent des exemptions de charges, des domaines, des bénéfices viagers que les empiétemens successifs de leurs subordonnés finirent par rendre héréditaires. Les distinctions pénétrèrent jusqu'aux entrailles de la société civile; il y eut des terres libres d'impôt, saliques et allodiales, dont les propriétaires s'arrogèrent peu

peu des droits sur les habitans voisins et devinrent, sous le titre de seniores ou seigneurs, de véritables tyrans. La chasse, qu'ils aimaient avec passion, fut considérée par eux comme un droit interdit aux paysans. Il y avait plus de danger à tuer un cerf ou un sanglier qu'à se défaire d'un homme. Cependant toutes ces vexations n'étaient pas établies par les lois et jamais il n'y eut, à proprement parler, un édit de confiscation générale. Quand cet abus de la domination fut inscrit dans les codes, il y avait longtemps qu'il figurait parmi les faits accomplis. Le clergé en adoucissait chaque jour les rigueurs par son influence sur les dépositaires de la force; entièrement composé de natifs, gens habiles et déliés, il ne négligeait aucune occasion de faire plier sous le joug religieux la tête altière des dominateurs. li leur apprenait le latin, en le corrompant sans doute, mais enfin il leur facilitait ainsi le moyen d'entrer en communication plus intime avec des lois et des

coutumes qui devaient à la longue influer sur eux.

Une circonstance signalée avec raison comme très importante par les historiens contribua beaucoup aussi à empêcher l'invasion germaine de remplacer de toutes pièces le régime précédent. Les Barbares avaient l'habitude de se rassembler dans leurs bois et dans leurs marais autour de la personne de leurs chefs, qui prenaient conseil de l'assemblée générale et délibéraient avec elle avant d'agir. Quand ils se furent éparpillés et fixés sur les territoires conquis, ils se présentèrent avec moins d'exactitude aux réunions, et l'autorité des chefs ne s'étendit guère au-delà d'un certain rayon. Plus d'un Barbare entra dans les ordres sacrés et y apporta ses habitudes d'intempérance; les questions de doctrine se décidèrent souvent par la force. En Espagne, les Visigoths firent rédiger, sous l'influence des conciles, plusieurs codes de lois mêlées de principes romains et de préjugés religieux. En Angleterre, la descente des Saxons trouva les habitans abandonnés à eux-mêmes et leur établissement n'y devint définitif qu'après une lutte de plus de cent ans. Pendant long-temps cette île fameuse sembla effacée de la carte et fut regardée comme une terre mystérieuse dont on racontait toutes sortes de prodiges. Quand on la découvrit pour la seconde fois, tout y était changé; sept royaumes indépendans s'y étaient formés et quoique sans cesse agités

par la discorde, ils avaient fait presque entièrement disparaître jusqu'aux derniers vestiges de la suprématie romaine. Un nouvel ordre politique venait de naître. La Gaule et l'Espagne étaient partagées entre les deux puissantes monarchies des Francs et des Visigoths; l'Afrique était en proie aux Vandales proprement dits et aux Maures. L'Italie obéissait à des étrangers; on ne voyait plus de traces de la majesté romaine, si ce n'est dans l'empire d'Orient, qui s'étendait encore des rives du Danube jusqu'aux bords du Nil et du Tigre. Hors de là une foule de nationalités nouvelles s'étaient formées; nous assisterons bientôt au développement de leur état social.

CHAPITRE XI.

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Dernières lueurs de civilisation à Constantinople sous Justinien. Cet empereur résume toute la législation des Romains. Ce que c'était que son Code.- Les Pandectes. - Les Institutes. - Les lois de Justinien sont les archives du passé; les Capitulaires de Charlemagne, le programme de l'avenir.

Entre le nouvel ordre de choses émané de l'invasion barbare et la civilisation romaine mourante, il y a une époque intermédiaire digne d'intérêt pour l'économiste, quoiqu'elle ne soit pas caractérisée par un de ces changemen's profonds qui bouleversent le système social de tout un peuple. Cette époque, c'est le règne de l'empereur Justinien d'Orient; règne mémorable, en vérité, qui n'a pas eu d'aurore et qui n'aura point de crépuscule véritable communication jetée entre deux mondes, dont l'un finit et dont l'autre commence. Il semble, en l'étudiant, que le génie de la civilisation antique ait voulu faire son testament et se soit enveloppé, comme la chrysalide, d'un tombeau d'or et de soie,

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avant de subir une dernière transformation. Tout se résume et se recueille, les lois, les arts, les industries, les procédés agricoles. Pour la première fois, une matière première, la soie devient l'objet de la sollicitude impériale et pèse dans la balance politique, comme le coton, le sucre, le thé, au temps où nous vivons. Les monopoles s'établissent au profit du trésor public; les monnaies sont altérées; les offices sont vendus. Ce n'est pas là ce que nous admirons, mais nous le signalons comme le premier indice d'une économie politique systématique. Dans les sciences même, des expériences hardies témoignent du mouvement qui s'opère; des miroirs ardens, des poudres fulminantes, des pompes à irrigation sont essayés. La médecine abandonne ses vieux erremens et l'architecture hasarde sa première coupole dans les airs ('). Des palais et des temples s'élèvent de toutes parts; des aquéducs, des ponts, des hôpitaux sont construits dans presque toutes les villes; on semble se hâter de multiplier les monumens des arts, de peur que la bar-. barie n'arrive trop tôt pour en interrompre l'achèvement et dans l'espoir qu'ils lui survivront. De Belgrade à l'Euxin et du confluent de la Save à l'embouchure du Danube, une chaîne de plus de quatre-vingts places fortes s'élève pour protéger les rives de ce grand fleuve; on dirait que l'empire ro

(1) L'église de Sainte-Sophie, à Constantinople.

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