Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

SIR ROBERT PEEL

QUATRIÈME PARTIE.'

XV.

En sortant du pouvoir comme il en sortit en 1846, sir Robert Peel entra dans la situation la plus tentante et la plus périlleuse pour l'orgueil même le plus légitime, l'empire sans le gouvernement, l'autorité sans la responsabilité. J'ai vu de nobles esprits succomber à cette tentation et se donner trop complaisamment les superbes plaisirs d'une supériorité facile en protégeant et censurant tour à tour le pouvoir sans en porter le fardeau. Sir Robert Peel n'échoua point sur cet écueil. Il avait puissamment gouverné, et ne sentait nul besoin d'étaler, comme critique, une habileté qu'il avait prouvée comme acteur. Il connaissait par sa propre expérience les difficultés du gouvernement, et sa raison, comme son équité, se refusait à imputer tout le mal aux torts ou à l'insuffisance des gouvernans. Il était, je crois, peu empressé à reprendre le pouvoir, et n'éprouvait, contre ceux qui le possédaient, point d'irritation ni d'humeur, car ils ne faisaient pas obstacle à ses désirs. Pendant quatre ans, de 1846 à 1850, depuis sa retraite jusqu'à sa mort, il garda cette attitude délicate et rare, jouissant à la fois de l'indépendance et de l'influence, patron de ses anciens adversaires, les critiquant sans amertume et leur donnant sans arrogance son appui.

Ce fut pour lui, dans les premiers temps, une vertu facile; à mesure qu'ils apparaissaient, les faits lui donnaient raison et justi

(1) Voyez les livraisons des 15 mai, 1er juillet et 1er août 1856.

fiaient ses actes en confirmant ses prévoyances. La famine se développa en Irlande dans des proportions et avec des conséquences effroyables; en quelques jours et par des proclamations formelles, le vice-roi déclara cinquante-huit districts en état de détresse; elle y était telle qu'on a peine à en croire les témoignages les plus authentiques. Dans un seul de ces districts, celui de Skibbereen, sur une population de 62,000 habitans, 5,060 moururent en trois mois, et 15,000 ne savaient pas le matin comment ils se nourriraient dans le jour. A Bantry, les magistrats chargés de constater les causes des décès rendirent, dans une seule enquête, quarante verdicts de « mort de faim. » « J'ai vu, dit dans un meeting à Exeter-Hall un ecclésiastique anglican, M. Hazlewood, j'ai vu des malheureux piquer les bestiaux qu'ils rencontraient et appliquer leurs lèvres à la blessure, pour apaiser leur faim en suçant le sang. » Des associations se formèrent, des meetings se tinrent, des souscriptions s'ouvrirent de toutes parts pour soulager de si horribles calamités, et dans le parlement réuni le 19 janvier 1847, l'Irlande fut le premier sujet des délibérations. Ministres et opposans, whigs et tories, protestans et catholiques, se montrèrent également touchés de ses maux et empressés à lui venir en aide. O'Connell, presque mourant et déjà si faible qu'à peine entendait-on sa voix, quoique tout le monde dans la chambre fît silence pour l'écouter, traça des misères de ses compatriotes, sans irritation ni emphase, le plus pathétique tableau : « Je suis convaincu que la chambre ne soupçonne seulement pas ces excès de souffrances... Je vous dis que, si vous n'y portez immédiatement remède, vingt-cinq pour cent de la population de l'Irlande mourront de faim... Il faut quelque chose de prompt et d'efficace, non pas des distributions de charités, non pas des souscriptions particulières, mais quelque grand acte de générosité nationale, de munificence énorme... On dit que les propriétaires irlandais n'ont pas fait leur devoir. Beaucoup l'ont fait, quelques-uns non;... mais rappelez-vous à quel point la propriété foncière en Irlande est chargée de dettes et d'hypothèques, combien de terres sont administrées par la cour de chancellerie ou par des fondés de pouvoir! L'Irlande est en vos mains, l'Irlande est à votre merci; si vous ne la sauvez pas, elle ne se sauvera pas elle-même. Souvenez-vous de ce que je vous prédis: un quart de la population périra si vous ne venez à

son secours. »

Ce furent là, le 8 février 1847, les dernières paroles publiques du patriote irlandais; il quitta la chambre et l'Angleterre, et n'eut pas même le temps d'arriver à Rome pour y mourir; il expira en route, à Gênes, le 15 mai suivant. Frappant exemple, entre tant d'autres, de ce mélange, à la fois triste et noble, de dévouement et

d'égoïsme, de sincérité et de mensonge, d'élévation et de grossièreté, de vanité et de grandeur, qui se peuvent allier dans le cœur et la vie de l'homme! O'Connell, s'il eût vécu, eût vu toute l'Angleterre, parlement et peuple, saisis pour l'Irlande d'une compassion pleine d'un secret remords, et jetant à pleines mains pour la soulager leurs richesses, leur zèle et leurs lumières. C'est l'honneur de la civilisation chrétienne d'avoir fait pénétrer le repentir jusque dans l'âme des nations; l'Angleterre s'est repentie d'avoir opprimé l'Irlande; l'Europe s'est repentie d'avoir pratiqué l'esclavage. L'antiquité païenne n'a point connu ces réveils de la conscience publique, ces illuminations morales qui changent soudain le fond des cœurs et bientôt l'état des sociétés. Tacite n'a su que déplorer la chute des anciennes vertus de Rome, et Marc-Aurèle que s'enfermer tristement dans l'isolement stoïque du sage; rien n'indique que ces âmes supérieures aient seulement soupçonné les grands crimes de leur état social dans ses plus beaux jours et aspiré à les réformer. Le monde chrétien voit, d'époque en époque, s'élever sur son horizon des vérités et des vertus nouvelles qui lui révèlent à la fois sa grandeur et ses fautes, et le rajeunissent en l'épurant. Avant même qu'O'Connell les lui demandât, l'Angleterre se sentit obligée, envers l'Irlande, à ces actes de munificence énorme qui pouvaient seuls, sinon réparer, du moins expier ses torts séculaires; le parlement n'était pas encore ouvert, et déjà d'immenses travaux publics étaient ordonnés et entrepris en Irlande, travaux mal conçus, la plupart sans utilité, sans but, véritables ateliers nationaux, bons seulement à donner momentanément du pain à des multitudes affamées et à manifester la sollicitude du pouvoir. Dans le mois de janvier 1847, cinq cent mille ouvriers étaient ainsi employés en Irlande, gagnant chacun, dit-on, à peu près de quoi suffire à la subsistance de quatre personnes, en tout deux millions d'individus officiellement nourris, et le 25 janvier, au moment où lord John Russell prenait la parole à ce sujet, la dépense du mois s'élevait déjà à plus de 700,000 livres sterling (17,500,000 francs) (1). Le parlement, en essayant de régler un peu mieux l'objet et la surveillance de ces travaux, décida que la dépense ne pèserait pas sur l'Irlande seule, et que l'Angleterre en prendrait la moitié à sa charge. Des sommes considérables furent avancées aux propriétaires irlandais pour l'achat des semences, pour le drainage de leurs terres, pour le défrichement des landes. On leur imposa en revanche le pesant fardeau de la loi des pauvres, auquel

(1) Dans le mois de février suivant, le nombre des ouvriers ainsi employés fut, du 1er au 6 février, de 615,055; du 6 au 13, de 655,715; - du 13 au 20, de 668,749;

-

du 20 au 27, de 708,228.-La dépense totale du mois s'éleva à 944,141 livres sterling (23,603,526 fr.)

« PreviousContinue »