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selon que la constitution d'un peuple seroit plus ou moins libre, il auroit des préjugés plus ou moins respectables.

Cela ne veut pas dire cependant qu'un peuple libre dans l'enfance de ses loix ne puisse être asservi au joug des plus grossieres opinions; mais tout simplement, qu'il ne faut qu'abandonner ses mœurs à l'action de son gouvernement, pour qu'elles se dépouillent par degrés des élémens impurs qui les souilloient dans le principe, et qu'il ne lui reste plus que les préjugés dont il a besoin pour assurer les vertus nécessaires au maintien de sa liberté.

Je vois résulter de ceci trois conséquences importantes.

La premiere, c'est que tout changement essentiel dans les loix politiques d'une nation, opere un changement nécessaire dans ses préjugés. Introduisez la liberté chez un peuple esclave (1), et il aura bientôt secoué toutes les opinions qui tiennent à la servitude. Brisez

(1) Pourvu néanmoins qu'il reste quelque énergie au peuple esclave. Il peut y avoir une obéissance qui soit énergique : l'obéissance des Tures, par exemple, qui a pour motif un principe religieux. Un principe religieux dirige mal quelquefois les forces de l'ame, mais il ne les détruit. pas. Ce n'est pas ce qui trompe la conscience, mais ce qui la rend nulle, qui nous énerve ou nous déprave.

la constitution d'un peuple libre, et si le luxe ou tel autre principe de corruption a effacé son caractere, à quelque degré de connoissance qu'il soit parvenu, soyez sûr que ses mœurs ne tarderont pas à se charger de tous les préjugés que le despotisme fait naître.

La seconde que tout changement dans les préjugés d'une nation, prépare une révolution dans ses loix politiques (1). Lorsque dans un

(1) Ceux qui gouvernent ne connoissent pas assez cette importante vérité. Il n'y a rien de subit dans les révolutions des empires. Telle révolution semble imprévue au premier coup d'œil, dont on trouveroit souvent la cause, si on y refléchissoit un peu, dans trois ou quatre opinions dont les progrès dans le principe ont à peine été sensibles; mais qui changeant sourdement les habitudes d'une nation, préparent la chûte de ses anciennes institutions, et la disposent comme involontairement pour de nouvelles loix. Ces nouvelles loix sont ensuite bonnes ou mauvaises, selon la vérité ou la fausseté des opinions qui dominent, et encore selon la plus ou moins grande corruption du peuple qu'il s'agit d'instituer de nouveau, et de ceux qui entreprennent de l'instituer.

Un peuple excessivement corrompu est toujours un peuple sans intelligence en fait de morale et de legislation; et si le législateur qui entreprend de l'instituer n'est pas à la fois et le plus moral et le plus éclairé de tous les hommes, il ne fera gueres autre chose qu'achever la dissolution de ses mœurs, et lui préparer une fin aussi déplorable que honteuse.

état libre, l'habitude des jouissances qu'on doit aux progrès des arts a dépravé tous les cœurs et détruit ce courage de l'esprit, cette fermeté de caractere qui constitue le citoyen, quand le fardeau des vertus qu'impose la patrie pese sur les ames énervées, et qu'on se rit des opinions dont se nourrit l'amour du bien public, on peut conserver encore quelque tems une constitution libre; mais il n'y a plus de liberté.

La troisieme c'est que s'il est une chose à laquelle il faille s'attacher de préférence dans la conduite des peuples, c'est à co-ordonner autant qu'il est possible leurs préjugés avec leurs loix. Les préjugés d'un peuple, d'après tout ce que j'ai dit, sont en quelque sorte toute sa conscience, et je n'ai pas besoin de prouver que les loix ne sont durables qu'autant que c'est sur la conscience des peuples qu'on les

appuye. Celui-là seroit donc un législateur mal habile, qui en même tems qu'il s'occuperoit à constituer la liberté d'un peuple, travailleroit à dépraver ses mœurs en attaquant les préjugés utiles qui les composent; car les mœurs chez un peuple libre sont la meilleure partie de sa liberté; comme les coutumes d'un peuple esclave, suivant l'expression de Montesquieu, sont la portion la plus essentielle de sa servitude. Je ne connois pas de sottise plus grande

en législation, que de relâcher ou de rendre incertaine la morale d'un peuple qu'on appelle

à la liberté. C'est lui ôter d'une main ce qu'on prétend lui donner de l'autre.

J'appellerois encore législateur mal habile, un législateur qui ne faisant pas attention à ce que les préjugés peuvent sur les loix, laisseroit subsister inconsidérément une opposition décidée entre ses loix et les préjugés du peuple qu'il voudroit instituer. Si vos loix ont une certaine tendance, et si vous conservez au peuple des préjugés qui ont une tendance différente, soyez sûr que parce qu'une nation tient beaucoup plus à ses préjugés qu'à ses loix, les préjugés de votre peuple finiront par dévorer vos Hoix. Laissez des préjugés et des vertus séveres à un peuple dont vous voulez aggraver la servitude, et au lieu d'un peuple esclave vous finirez par avoir un peuple libre. Laissez au contraire des préjugés vicieux, ou ce qui est la même chose, une morale vicieuse à un peuple énervé que vous voulez régénérer à la liberté, et vous ne ferez que donner à ses vices la force des passions. Or, soyez certain que les passions, quand elles ne sont autre chose que des vices développés, ne peuvent former d'alliance véritable qu'avec la tyrannie.

Alais ce n'est pas une chose facile que de co-ordonner

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co-ordonner les préjugés d'un peuple avec ses loix, c'est-à-dire, que de faire disparoître, sans détruire sa conscience, ceux de ses préjugés qui ne s'accordent pas avec la bonté des loix qu'on lui donne. C'est-là qu'il faut attendre le législateur pour prononcer sur sa capacité intellectuelle et morale: C'est par-là sur-tout qu'on jugera s'il a reçu de la nature un cœur fait pour tout sentir, et une tête propre à tout combiner car, pour faire un législateur, il faut cet accord prodigieux de la tête et du cœur, de l'intelligence et de la sensibilité ; et voilà, sans doute, pourquoi un législateur est toujours un homme extraordinaire, et tel qu'il s'en montre peu dans une longue suite de siécles.

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Rien n'est précieux, rien n'est important à conserver comme la conscience des peuples. Vous pouvez la diriger, la changer même s'il en est besoin; mais combien cette tâche est délicate! de quels moyens insensibles il faut se servir pour n'obtenir, dans un pareil travail, précisément que la mesure de succès qu'on desire.

Quelquefois on peut modifier les préjugés dont les mœurs se composent en les opposant entre eux. Il existe dans la société beaucoup

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