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CONCLUSION

Confirmant l'opinion générale des contemporains, telle qu'elle se manifeste en particulier dans les cahiers du tiersélat, nos documents attribuent à l'ancien clergé de nos districts une fortune considérable. Toutes charges déduites, et sans y comprendre ceux des établissements d'assistance et d'éducation, la somme de ses revenus valait deux fois au moins celle des traitements ecclésiastiques accordés, dans les mêmes circonscriptions, par la Constituante. Ce n'est pas, toutefois, que notre clergé fut si largement pourvu de biens-fonds. Nous avons pu calculer que la propriété foncière de l'Eglise représentait au plus 3,41 % de la superficie totale de nos districts. Nobles, paysans et bourgeois, dans l'ensemble de la région, et mème dans la plupart des paroisses, détenaient une plus belle part d'immeubles. Le clergé, au reste, ne tirait pas des siens plus du quart de son revenu total. Nous lui avons découvert, par contre, une fortune mobilière d'une importance remarquable pour l'époque, et qui lui rapportait un revenu au moins égal à la moitié de celui de ses biens-fonds. Elle était d'origine récente, el son développement progressif depuis deux siècles tendait sans doute à modifier le caractère général de la fortune ecclésiastique. Les éléments les plus anciens de cette fortune, toutefois, n'avaient pas nécessairement perdu de leur importance à la fin de l'ancien régime. Ses droits seigneuriaux ne valaient pas à notre clergé, en 1789, un moindre revenu qu'au XVIe siècle, et c'était toujours de ses dîmes qu'il vivait principalement. Elles lui rapportaient deux fois autant que ses immeubles. Pour les paysans, elles constituaient une charge plus lourde qu'aucun impôt royal, provincial ou seigneurial, et, dans bien des paroisses, leur produit surpassait celui de. tous les impôts directs du roi et de la province réunis.

Notre enquête justifie, d'autre part, les griefs des fidèles et du bas clergé contre la répartition et l'emploi des revenus ecclésiastiques. Un petit nombre de dignitaires et de titulaires de prieurés, trois chapitres, quatre abbayes et un prieuré conventuel, soit, en tout, moins de 150 personnes, détenaient les deux cinquièmes de ces revenus, tandis que la grande majorité du clergé paroissial vivait dans une étroite médiocrité. Cependant, l'évêque de Rennes et quelques titulaires de prieurés en commende exceptés, la condition d'aucun de nos bénéficiaires ne dépassait une honnête aisance. Le mieux pourvu de nos chanoines jouissait d'un revenu net de 7.000 1., et le revenu net de notre plus riche abbaye ne s'élevait qu'à 50.000 1. Il est à remarquer, d'autre part, que les recteurs possédaient, au total, la moitié des dimes levées dans les trois districts. Si l'on tient compte du montant des pensions payées aux recteurs congruistes et aux vicaires par les autres décimateurs, c'étaient les trois cinquièmes du revenu net des mêmes dîmés qui restaient aux mains du clergé paroissial. Celui-ci bénéficiait, en somme, d'une large part des revenus ecclésiastiques; il souffrait moins de l'insuffisance de ses ressources que de leur mauvaise répartition.

La distinction traditionnelle entre haut et bas clergé, fondée, en réalité, sur des considérations de hiérarchie plutôt que de fortune, donne, au reste, une idée au moins incomplète de l'état social de l'ancien clergé; elle crée une perpétuelle confusion entre le titre ecclésiastique et la situation matérielle du titulaire; elle dissimule la diversité et l'inégalité des conditions, à tous les degrés de la hiérarchie. Entre les gros bénéficiaires, tous étrangers à la région d'ailleurs, sauf l'évêque de Rennes, et le prolétariat des vicaires et des plus pauvres recteurs, l'étude des conditions d'existence de nos ecclésiastiques révèle une nombreuse classe moyenne, une véritable

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bourgeoisie ecclésiastique », formée d'une notable partie des recteurs décimateurs, ainsi que de la plupart des chanoines et des prieurs. La condition sociale de chacun n'était jamais sans dépendre quelque peu de son titre ou de la nature de ses fonctions; mais son titre ne compensait jamais, pour un chanoine de nos collégiales, l'avantage que valaient, à certains de nos recteurs, des revenus s'élevant au triple ou au qua

druple des siens. Il est difficile, sans doute, de fixer les limites de ce clergé moyen. Y doit-on faire entrer, en raison de leur seul titre, certains chanoines réellement pauvres? A partir de quel chiffre de revenus, d'autre part, y comprendre les recteurs et les autres bénéficiaires? Cela dépendrait, sans doute, de diverses circonstances accessoires, et surtout des conditions d'existence particulières à chaque localité. Il n'en est pas moins certain qu'il importe de distinguer cette classe du véritable bas clergé. Etrangère à l'opulence des prélats, elle ignorait également la détresse et l'étroite dépendance de celui-ci. La nature et l'importance de leurs revenus, autant que l'ancienne organisation religieuse du royaume, assuraient à ses membres une situation dont il serait, sans doute, difficile de retrouver l'équivalent dans le clergé reconstitué depuis la Révolution. Il n'y devait guère accéder, d'ailleurs, qu'une minorité de privilégiés, d'origine le plus souvent noble ou bourgeoise, favorisés par leur naissance ou leurs relations.

Si nous considérons maintenant les communautés religieuses, nous voyons que, par leur situation économique, les anciennes abbayes se distinguaient nettement des couvents de fondation plus récente. Les premières seules possédaient des dîmes et des droits seigneuriaux, et leurs communautés étaient les seules qui pussent vivre exclusivement du revenu de leurs biens. Les autres communautés étaient beaucoup moins riches. Toutes, et les mieux dotées elles-mêmes, devaient demander à divers casuels un complément indispensable de ressources. Parmi les plus pauvres, comptaient les communautés vouées à des œuvres d'éducation ou d'assistance; plusieurs ne possédaient en propre aucun revenu.

Nous avons ainsi constaté que, des revenus du clergé monastique, une très faible partie seulement se trouvait consacrée à des services d'utilité publique. Le reste du clergé contribuait moins encore à ces services. Les établissements d'assistance et d'éducation, fondés et dotés, pour la plupart, par les fidèles eux-mêmes ou les pouvoirs publics, vivaient de revenus particuliers, nettement distincts, en général, des revenus du clergé; les dotations des collèges de Vitré et de Rennes et les dîmes d'une fondation charitable provenaient seules du fonds ecclésiastique. Nous avons vu, d'autre part,

que les fidèles eux-mêmes devaient pourvoir aux frais matériels du culte, et c'était du casuel fourni par eux que vivait en partie le clergé paroissial. Bénéficiaires et communautés, en définitive, considéraient généralement leurs revenus comme exclusivement destinés à leur entretien personnel. Ils les géraient en propriétaires soucieux de réduire leurs charges au minimum et de maintenir intact leur patrimoine.

Mais, de tout temps, les fidèles s'étaient fait une autre idée de la destination des biens ecclésiastiques. En 1789, leur opinion se manifesta très nettement dans les cahiers des paroisses. Les cahiers du bas clergé, c'est-à-dire du clergé paroissial dont la partie la plus nombreuse et la plus pauvre souffrait directement des vices du régime, confirment d'ailleurs nettement les griefs des laïques. Il est à remarquer que l'on ne reproche guère au clergé l'excès de sa richesse, et que l'on ne demande à peu près jamais la nationalisation pure et simple de ses biens. On proteste contre l'extension abusive des dîmes et on réclame une diminution de leur taux, mais non leur suppression. D'autre part, dans la plupart des paroisses, on formule nettement ce principe que les biens du clergé ne lui ont été confiés qu'à charge d'assurer le service du culte, ainsi que de pourvoir à l'assistance et à l'instruction publiques. On dénonce, parfois en termes fort vifs, l'avarice des gros bénéficiaires et des moines; beaucoup de cahiers demandent que leurs biens leur soient en totalité ou en partie enlevés pour servir à l'augmentation du traitement des recteurs et des vicaires, ainsi qu'à l'organisation de l'assistance publique. On déclare encore que le produit des dîmes doit être intégralement consacré aux besoins des paroisses sur le territoire desquelles elles sont levées, et que c'était là, d'ailleurs, leur « destination primitive ». Pour le faire en des termes plus mesurés, le cahier du bas clergé du diocèse de Rennes n'en dénonce pas moins le caractère parasite du clergé monastique. Il affirme nettement le droit primitif « des pasteurs et des pauvres » à la possession intégrale des dîmes de leurs paroisses; rappelant avec ironie les augmentations dérisoires accordées en 1786, il demande que, si l'on ne veut pas dépouiller complètement les autres décimateurs, l'on accorde tout au moins aux recteurs portionnaires et aux vicaires des pensions convenables.

Ainsi, l'ancienne organisation économique du clergé se trouvait sérieusement menacée, en 1789, par le soulèvement général de l'opinion et le mécontentement du bas clergé. Cependant, la décadence morale de certains ordres monastiques n'entraînait pas forcément la diminution de la prospérité matérielle de leurs couvents; la mauvaise répartition des richesses de l'Eglise n'était pas un obstacle à leur bonne administration. A de rares exceptions près, nos établissements et nos bénéficiaires conservaient leurs finances en bon état et géraient soigneusement leur fortune. Le revenu de leurs dîmes et de leurs terres profitait de la hausse générale des prix, et celui de leurs droits seigneuriaux, lui même, tendait plutôt à s'accroître. Il est certain, et les papiers de la Commission des Réguliers le prouvent, que la situation des couvents n'était pas toujours, en d'autres régions, aussi satisfaisante. Mais il y aurait à rechercher si les établissements ruinés n'avaient pas dû leur décadence à l'insuffisance originelle de leurs ressources, plutôt qu'à la dilapidation de leurs biens, si les décisions de la Commission n'intéressaient pas, le plus souvent, des couvents de religieux mendiants et des communautés de femmes d'origine récente.

Il est intéressant de constater que, dans nos districts, ces dernières, malgré la médiocrité de leurs revenus ou même l'absence de toute dotation primitive, avaient réussi, grâce à leur activité, à subsister par leurs propres moyens. Et ce sont précisément ces établissements, dont la situation paraissait le moins solidement assise, qui avaient de l'avenir, car ils formaient, avec les recteurs et les vicaires des paroisses, l'élément actif du clergé, celui qui assurait son influence parmi le peuple. Tout au contraire, l'apparente prospérité que les anciens établissements et les gros bénéficiaires tiraient de leurs richesses a précipité leur ruine; si leur propriété a pu être si facilement anéantie, c'est qu'elle ne rendait plus aucun des services auxquels elle avait été destinée.

Nous ne saurions terminer cette Introduction sans dire avec quelle sollicitude M. Henri Sée a suivi notre travail, avec quelle attention dévouée il nous a constamment aidé de ses

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