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LIVRE IV.

FINANCES.

DISCUSSION.

DE L'IMPÔT SUR LE LUXE.

Orateurs: MM. l'abbé Maury, l'abbé de la Salcette, Blin, le comte Charles de Lameth, etc.

Dans le premier volume nous avons fait connaître les trois premières opérations financières de l'Assemblée nationale, afin d'offrir sous ce rapport une idée de la situation critique de la France au moment de la révolution. Laissant ensuite tout ce qui se liait trop intimement aux circonstances, nous ne nous sommes plus attachés qu'aux faits qui posent des principes: c'est dans le système des impositions et dans celui du papier-monnaie que nous remplirons surtout notre tâche. Auparavant nous nous arrê→ terons à une proposition souvent renouvelée depuis, alors rejetée comme en se jouant, et sur laquelle néanmoins l'opinion de l'Assemblée nationale est encore une autorité.

Séance du 18 janvier 1790.- M. le marquis de Lancosme venait de proposer la création d'un comité de onze personnes, chargé spécialement de s'occuper d'un nouveau plan d'impositions. M. l'abbé Maury prend la parole:

<«< Messieurs, depuis huit mois nous sommes assemblés; depuis huit mois nous désirons de régénérer le royaume, et nous nous sommes à peine occupés des finances! Le mot peuple est souvent prononcé dans nos discours, et une révolution faite en son nom n'a encore rien fait pour lui! Le poids presque entier des impôts porte sur le peuple, et on ne le soulage pas! Depuis huit mois que nous sommes assemblés les voiles qui couvrent l'étendue de la dette publique ne sont pas levés

encore! N'est-il pas extraordinaire que cette dette, qui est placée sous la garantic de la loyauté nationale", ne soit pas encore connue! Si vous la laissez dans cette indétermination, messieurs, on peut la faire croître d'une manière indéfinie, et la nation aura beau être loyale, elle ne sera jamais assez riche pour la payer. Occupons-nous donc à connaître, à fixer la dette; occupons-nous surtout du soulagement du peuple; que les impôts portent sur le superflu, et non pas sur le nécessaire; qu'ils soient payés par ce luxe si funeste aux bonnes mœurs, et d'un si dangereux exemple pour le peuple qu'il dévore.

» Il est temps enfin que ce peuple soit pour quelque chose dans nos décrets. Le peuple de Paris est surtout bien digne de pitié : il ne vit que de ses capitaux ou de son commerce: ses capitaux sont sans produit, puisque les rentes sur l'hôtel-de-ville sont suspendues; son commerce est nul, puisque les gens riches ou s'éloignent de Paris ou resserrent leurs richesses.

>> Sans doute les classes privilégiées ont déjà fait de grands sacrifices; ce n'est pas assez pour le peuple. Je demande qu'on abolisse dès ce moment tous les droits qui se perçoivent aux barrières sur les consommations communes. Je ne propose pas de faire ce qui est arrivé si souvent, c'est à dire de détruire sans remplacer.... (Murmures.) Je propose au contraire de remplacer sur le champ la perception abolie par un impôt sur le luxe. »

(Plusieurs voix interrompent l'orateur pour le rappele à la question; il reprend :)

« Je ne crois pas que ces réflexions soient étrangères à la question. Personne sans doute ne prendra la défense du luxe; il doit enfin devenir utile au patriotisme, après n'avoir servi qu'à la dépravation des mœurs.

» Je demande 1o qu'il soit établi un comité pour rechercher et pour faire connaître toute la dette de la nation, sous quelque dénomination qu'elle soit désignée ou déguisée; 2o que les impositions sur les commestibles communs à l'entrée des villes, ainsi que le droit des aides dans tout le royaume, soient

supprimés; 3o que le système d'impositions à établir soit tel que les impôts portent surtout sur les objets et sur les jouissances du luxe. »

M. l'abbé Maury parlait encore, et déjà plusieurs membres témoignaient l'impatient désir de lui répondre; M. l'abbé de la Salcette parvint le premier à faire entendre la proposition qui suit :

<< Puisque M. l'abbé Maury a tant de haine pour le luxe, je consens à le proscrire avec lui.... Aucun luxe sans doute ne peut être aussi scandaleux que le luxe des ecclésiastiques; aucun n'insulte autant à la misère publique. Pour entrer dans toutes les vues de M. l'abbé Maury (1) je fais donc la motion que nul ecclésiastique ne puissé avoir désormais plus de mille écus de revenu, et que le surplus des revenus de chaque domaine ecclésiastique soit versé dans le trésor national, au soulagement des impositions du peuple.

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Des applaudissemens presque unanimes couvrirent les dernières paroles de M. l'abbé de la Salcette; sa proposition avait fait éclater une joie semblable à celle qui anima l'Assemblée dans la fameuse nuit du 4 août 1789, et peu s'en fallut que cette motion ne fût sur le champ tranformée en un décret qui eût dès lors condamné le clergé à ne pouvoir plus se faire respecter que par ses vertus. Ce fut M. Regnault de Saint-Jean-d'Angely qui arrêta l'impétuosité de ce mouvement en faisant observer le danger de l'enthousiasme dans une délibération dont l'influence pouvait avoir la plus grande étendue. L'Assemblée ajourna la motion de M. de la Salcette; celle de M. l'abbé Maury, restée l'objet de la discussion, fut alors combattue par un grand nombre d'orateurs, qui tour à tour employèrent la force du raisonnement ou le trait non moins puissant d'une piquante ironie.

(1) Rappelons ici une circonstance qui dans cette discussion jetait une sorte de défaveur sur les vues philantropiques de M. l'abbé Maury, en même temps qu'elle justifiait la motion de M. de la Salcette. Deux jours auparavant, dans la séance du 16, à l'occasion d'un délai demandé et obtenu pour la déclaration des biens ecclésiastiques, M. l'abbé Maury avait fait à l'Assemblée l'aveu qu'il possédait huit cents fermes.

M. Blin s'attacha à réunir en peu de mots les plus solides argumens élevés contre l'impôt sur le luxe, et M. le comte Charles de Lameth parut s'être chargé plus particulièrement de diriger les traits de l'épigramme, dont M. l'abbé Maury chercha en vain à déguiser les blessures, soit en riant, soit en battant des mains avec les autres députés. (1)

M. Blin.

« M. l'abbé Maury vous propose, messieurs, de décréter sur le champ la suppression d'un impôt considérable; il veut soulager le peuple, et, par une contradiction bien étrange, il vous engage à créer des octrois dans les villes; il veut qu'on taxe le luxe, et le salut du peuple est l'objet de ce désir! Il n'a donc pas vu qu'il réduit ainsi deux cent mille hommes à n'avoir pas de pain! Cet impôt sur le luxe, qui ne lui paraît attaquer que les riches, frappe surtout le peuple dans tous ses moyens de travail, d'industrie et de subsistance; malgré son apparence de moralité, aucun impôt n'est plus immoral, puisqu'aucun ne viole autant la liberté, la propriété, et tous les rapports qui lient le pauvre au riche pour le bonheur de tous deux.

» Il est aisé de prouver que cet impôt miséricordieux du luxe mettrait sans pain le quart du royaume. Je vais présenter un seul exemple à l'appui de mon opinión. Une livre de lin vaut quinze ou vingt sols: sous des mains industrieuses elle devient coupon de dentelle, et sa valeur est de 800 livres; ce changement a fait vivre vingt-cinq ouvriers pendant six mois. »

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M. le comte Charles de Lameth.

« J'ai entendu avec le plus vif intérêt, mais sans surprise, la motion philantropique de M. l'abbé Maury....

(M.: l'abbé Maury se lève pour interrompre l'orateur, qui n'en continue pas moins son discours :)

(1) C'était une babitude de M. l'abbé Maury. Le 22 du même mois de janvier, au moment où l'on prononçait contre lui un décret de censure, motivé sur une de ces apostrophes injurieuses qu'il adressait fréquemment à l'Assemblée, M. l'abbé Maury rendit les applaudissemens unanimes en battant des mains avec tout le monde..

>> Embarrassé du nombre des motions et des orateurs, ne puis désigner celui dont il s'agit que par son nom.

je

» Il faut bien que je lui rappelle, avec Montesquieu, que la vertu même a besoin de limites; qu'en voulant attaquer le luxe qui corrompt les mœurs, on ne peut oublier que nous ne cherchons point à constituer une nation nouvelle, mais à régénérer une nation dont le luxe fait la richesse, et pour laquelle le luxe est un besoin; une nation qui, comme les rois, est condamnée à la magnificence.

» Je ferai observer en passant qu'il est plus aisé d'égarer le peuple que de le secourir; que l'honneur de la popularité ne s'acquiert ni dans une ni dans deux séances je ferai observer que le préopinant se trompe souvent sur l'esprit des décrets de l'Assemblée, et je rappellerai en peu de mots. une erreur de cette nature, dont la circonstance actuelle renouvelle le souvenir. Un jour M. l'abbé Maury a réclamé avec force en faveur des domestiques; il a dit qu'on les séparait des autres citoyens : il n'a pas voulu voir que l'Assemblée, en les privant d'être électeurs ou éligibles, a craint seulement l'influence dangereuse de celui qui commande sur ceux qui doivent obéir, et qu'elle a redouté ce que pourrait faire dans les élections un homme qui aurait vingt domestiques... Dans un moment où le peuple a besoin de repos il ne faut point chercher à l'agiter.

» Renoncer à la faculté de secourir le peuple c'est enlever un plaisir au cœur bienfaisant de M. l'abbé Maury. Ne pouvant donc faire croire sans danger au peuple que nous pouvons, si nous le voulons, le soulager des impôts qui l'obsèdent, cherchons un autre moyen. La motion de M. de la Salcette ne peut pas nous l'offrir, car elle produirait un changement trop-fort pour des prélats qui ont un million, 800,000 livres, 500,000 livres de rentes; nous voulons, s'il est possible, faire le bonheur de tous, en ne faisant le malheur de personne. On peut offrir à M. l'abbé Maury, et à tous les ecclésiastiques dont il est l'organe, une facilité pour remplir leurs vues bienfaisantes: que le clergé, au lieu de payer pour sa contribution patriotique le quart de son revenu, en donne la moitié; ce second quart séra versé dans la caisse des dépar

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