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un acte de justice. Le comité vous propose, par les cinq premiers articles du titre Ier de son projet, de consacrer comme maximes inaltérables que la justice ne peut être rendue qu'au nom du roi; que les juges doivent être élus par les justiciables et institués par le roi; qu'aucun office de judicature ne pourra être vénal, et que la justice sera rendue gratuitement.

» Le second abus qui a dénaturé le pouvoir judiciaire en France, était la confusion établie dans les mains de ses dépositaires des fonctions qui lui sont propres avec les fonctions incompatibles et incommunicables des autres pouvoirs publics : émule de la puissance législative, il révisait, modifiait ou rejetait les lois; rival du pouvoir administratif, il en troublait les opérations, en arrêtait le mouvement, et en inquiétait les agens. >> N'examinons pas quelles furent à la naissance de ce désordre politique les circonstances qui en firent tolérer l'introduction, ni s'il fut sage de ne donner aux droits de la nation d'autre sauvegarde contre l'autorité arbitraire du gouvernement que l'autorité aristocratique des corporations judiciaires, dont l'intérêt devait être alternativement tantôt de s'élever au nom du peuple au-dessus du gouvernement, et tantôt de s'unir au gouvernement contre la liberté du peuple; ne cherchons pas encore à vérifier, par la balance des biens et des maux publics que cette fausse spéculation a produits, si la violation des vrais principes a été rachetée par une suffisante compensation d'avantages réels: disons qu'un tel désordre est intolérable dans une bonne constitution, et que la nôtre fait disparaître pour l'avenir les motifs qui ont pu le faire supporter précédemment; disons qu'une nation qui exerce la puissance législative par un corps permanent de représentans ne peut pas laisser aux tribunaux exécuteurs de ses lois, et soumis à leur autorité, la faculté de réviser ces lois; disons enfin que, quand cette nation élit ses administrateurs, les ministres de la justice distributive ne doivent point se mêler de l'administration dont le soin ne leur est pas confié. Le comité a consigné ces principes dans les art. 6, 7, 8 et 9 du titre 1er de son projet : ils établissent l'entière subordination des cours de justice à la puissance législative, et séparent très-explicitement le pouvoir judiciaire du pouvoir d'administrer.

>> Le troisième abus qui déshonorait la justice en France était la souillure des priviléges, dont l'invasion s'était étendue jusque dans son sanctuaire. Il y avait des tribunaux privilégiés et des formes de procédure privilégiées pour de certaines classes de plaideurs privilégiés: on distinguait en matière criminelle un délit privilégié d'un délit commun : des défenseurs privilégiés des causes d'autrui possédaient le droit exclusif de plaider pour ceux mêmes qui pouvaient se passer de leur secours; car il est bien remarquable qu'aucune loi en France n'a consacré le droit naturel de chaque citoyen de se défendre lui-même en matière civile, lorsque la loi criminelle le privait d'un défenseur pour la protection de sa vie : enfin le droit égal de tous les justiciables d'être jugés à leur tour, sans préférences personnelles, était violé par l'arbitraire le plus désolent; un président qui ne pouvait pas être forcé d'accorder l'audience, un rapporteur qu'on ne pouvait pas contraindre de rapporter, étaient les maîtres de faire que vous ne fussiez pas jugé, ou que vous ne le fussiez que lorsque l'intérêt d'obtenir le jugement avait péri par un trop long retardement.

» Une sage organisation du pouvoir judiciaire doit rendre impossibles à l'avenir toutes ces injustices, qui détruisent l'égalité civile des citoyens dans la partie de l'administration publique où cette égalité doit être la plus inviolable. Il ne s'agit pas là de simples réformes en législation, mais de points vraiment constitutionnels. Le comité a réuni, dans les articles 12, 13, 14, 15 et 16 du titre 1er de son projet, les dispositions qui lui ont paru nécessaires pour anéantir les priviléges en matière de juridiction, les distractions de ressort, les entraves à la liberté de la défense personnelle, et toute préférence arbitraire dans la distribution de la justice.

» Toutes les maximes renfermées dans ce premier titre du projet sont les bases nécessaires d'une bonne constitution du pouvoir judiciaire; elles nous ont paru d'une vérité absolue, et indépendante du parti que vous voudrez adopter ensuite sur le nombre, la composition et la distribution des tribunaux. La forme des instrumens par lesquels le pouvoir judiciaire peut être exercé est variable jusqu'à un certain point; mais les principes qui fixent sa nature pour le rendre propre

aux fins qu'il doit remplir dans l'organisation sociale sont éternels et immuables. Je crois, messieurs, que vous devez commencer par proclamer ces principes salutaires qui vous guideront dans la suite de votre travail, qui éclaireront les justiciables sur leurs droits, les juges sur leurs devoirs, et qui rendront sensibles à la nation entière les moindres écarts qui menaceraient un jour d'altérer en cette partie la pureté de la constitution.

» Lorsque cette première tâche sera remplie vous aurez déjà fait un grand pas, et l'ordre naturel du travail vous appellera à déterminer le système général de l'organisation des tribunaux, ce qui comprend surtout leur classification et la gradation de leurs pouvoirs.

» Le comité vous a présenté, par le titre 2 de son projet, un plan sur lequel vous ne pourrez prononcer qu'en décidant tout ce qui doit être regardé comme faisant réellement le fond de l'ordre judiciaire: on peut le diviser en trois grandes parties, très susceptibles d'être traitées séparément, en s'attachant d'abord à la constitution des tribunaux de première instance, en passant ensuite à celle des tribunaux supérieures qui jugeront par appel, et en finissant par celle de plusieurs parties du service judiciaire qui peuvent exiger des formes à part et des juges particuliers.

» Ce que le comité vous a proposé entraîne la destruction nécessaire de tous les tribunaux existans, pour les remplacer par une création d'établissemens nouveaux. Là se présente cette première question : faut-il régénérer à fond l'ordre judiciaire, ou ne peut-on pas laisser subsister dans le nouvel édifice plusieurs parties de l'ancien?

» La nécessité de la régénération absolue est incontestable : non seulement la constitution ne sera pas complète si elle n'embrasse pas toutes les parties qui doivent essentiellement la composer; mais elle sera vicieuse, incohérente et sans solidité si toutes ces parties ne sont pas mises d'accord: or, rien ne s'accorde moins avec les principes de la constitution actuelle que ceux sur lesquels l'ancien ordre judiciaire s'est établi.

» Vous tenez pour principe que tout pouvoir públic qui n'est pas nécessaire est par cela même dangereux et malfai

sant. Les tribunaux, dépositaires d'un des pouvoirs publics dont l'influence est la plus active, se sont multipliés par l'établissement des juridictions d'exception et de privilége à un point qui n'a eu et qui n'a pas encore d'exemple chez aucune autre nation. Les abus inséparables de cette excessive multiplication des tribunaux ont excité depuis longtemps les plaintes de toute la France; vous ne pouvez donc pas conserver les tribunaux d'exception, encore moins ceux de privilége.

» C'est une autre maxime constitutionnelle que tout pouvoir public est établi pour l'intérêt de ceux à qui son exercice est nécessaire; d'où il suit que les tribunaux doivent être composés et distribués de la manière la plus favorable à l'intérêt des justiciables. Après la suppression des justices seigneuriales, déjà décrétée, et celle des juridictions d'exception, indispensable à décréter, la plupart des tribunaux ordinaires ne se trouvent ni composés ni distribués convenablement pour la nécessité de leur service, pour la facilité des justiciables, ni pour s'assortir au nouvel ordre politique dont ils doivent faire partie; ils ne peuvent done pas être conservés dans leur état actuel ; et quant aux cours supérieures, qui s'appelaient souveraines, leur composition, calculée plutôt pour l'éclat que pour la bonté réelle du service, plutôt pour soumettre à l'autorité de ces cours d'immenses territoires que pour mettre l'exercice de cette autorité à la portée de ceux qui en ont besoin, plutôt pour exciter l'intérêt, les préjugés et l'esprit de corps que pour rappeler aux tribunaux la place qu'ils occupent dans l'ordre des pouvoirs publics, et dont ils ne peuvent sortir sans blesser l'harmonie politique; cette composition, dis-je, vicieuse dans ses principes, oppressive par ses effets, et qui n'était tolérable que sous un seul rapport, qui ne se reproduira plus, flétrirait et compromettrait la constitution actuelle si elle pouvait y surprendre une place.

» Si nous parcourons les autres principes sur lesquels notre constitution s'établit, nous serons de plus en plus convaincus qu'ils se réunissent tous pour exiger l'entier renouvellement de nos tribunaux.

>> Tous les pouvoirs, avons-nous dit dans la déclaration des droits, émanent essentiellement de la nation, et sont confiés par elle. Il n'y en a pas qui agissent plus directement, plus habituellement sur les citoyens que le pouvoir judiciaire : les dépositaires de ce pouvoir sont donc ceux sur le choix desquels la nation a le plus grand intérêt d'influer; cependant il n'y a pas dans un seul des tribunaux actuels un seul juge à la promotion duquel elle ait eu part; tous ceux qui nous jugent ont acquis, ou par succession ou par achat, ce terrible pouvoir de nous juger. Outre que cette intrusion a violé le droit imprescriptible de la nation, qui nous répondra que dans le nombre de ceux qui ont traité du pouvoir judiciaire comme d'un effet de commerce il ne s'en trouvera pas qui continueront à regarder comme une propriété ce caractère public, qui n'établit entr'eux et nous que la relation du devoir qui les lie et les dévoue au service de la nation? Et si cette erreur fatale, dont la chose publique a tant de fois souffert, et dont tant de citoyens ont été victimes, n'est pas détruite jusque dans sa source, qui nous garantira du małheur d'en voir perpétuer les habituels effets? Les articles de la déclaration des droits sont les phares que vous avez élevés pour 'éclairer la route que vous deviez parcourir; vous ne pourriez donc plus, sans une inconséquence fâcheuse, maintenir les juges que les chances de l'hérédité et du commerce des offices ont placés dans les tribunaux par le plus inconstitutionnel de tous les titres, tant que ces titres ne seront pas purifiés par l'élection libre des justiciables. Ne craignons pas que le scrutin populaire prive la chose publique du service de ces sujets précieux dont la capacité, antérieurement éprouvée dans les tribunaux actuels, n'a point été ternie dans ces derniers temps par une conduite équivoque, où par une profession ouverte de sentimens antipatriotiques; plus d'un exemple a prouvé que le peuple n'est pas si facile à tromper sur ses vrais intérêts qu'on cherche quelquefois à le faire entendre, et quoiqu'il soit vrai que les élections puissent ne pas donner toujours les meilleurs choix, il l'est en même temps que la nation ne pourra pas se faire autant de mal en exergant son droit de choisir qu'il lui en a été fait pendant

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