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l'intérêt de leurs agens, de ceux qui alimentent leur gloire ; leur fortune est tout; l'infortune des nations n'est rien : voilà une guerre ministérielle. Consultez aujourd'hui l'opinion publique; vous verrez d'un côté des hommes qui espèrent s'avancer dans les armées, parvenir à gérer les affaires étrangères, les hommes qui sont liés avec les ministres et leurs agens; voilà les partisans du système qui consiste à donner au roi, c'est à dire aux ministres, ce droit terrible : mais vous n'y verrez pas le peuple, le citoyen paisible, vertueux, ignoré, sans ambition, qui trouve son bonheur et son existence dans l'existence commune, dans le bonheur commun. Les vrais citoyens, les vrais amis de la liberté n'ont donc aucune incertitude consultez-les; ils vous diront: donnez au roi tout ce qui peut faire sa gloire et sa grandeur; qu'il commande seul, qu'il dispose de nos armées, qu'il nous défende quand la nation l'aura voulu; mais n'affligez pas son cœur en lui confiant le droit terrible de nous entraîner dans une guerre, de faire couler le sang avec abondance, de perpétuer ce système de rivalité, d'inimitié réciproque, ce système faux et perfide qui déshonorait les nations. Les vrais amis de la liberté refuseront de conférer au gouvernement ce droit funeste, non seulement pour les Français, mais encore pour les autres nations, qui doivent tôt ou tard imiter notre exemple. Je vais vous lire un projet de décret qui ne vaut peut-être pas mieux, qui vaut peut-être moins que ceux de MM. Pétion, de SaintFargeau, de Menou; n'importe, je vais vous le soumettre :

» Au roi, dépositaire suprême du pouvoir exécutif, appartient le droit d'assurer la défense des frontières, de protéger les propriétés nationales, de faire à cet effet les préparatifs nécessaires, de diriger les forces de terre et de mer, de commencer les négociations, de nommer les ambassadeurs, de signer les traités, de faire au corps législatif, sur la paix et la guerre, les propositions qui lui paraîtront convenables; mais le corps législatif exercera exclusivement le droit de déclarer la guerre et la paix, et de conclure les traités. Dans le cas où la situation politique des nations voisines obligerait à faire des armemens extraordinaires, il les notifiera au corps législatif s'il est assemblé, ou, s'il ne l'est pas, il le convoquera sans délai. »>

Ce discours improvisé de M. Barnave (1) fit sur toute l'Assemblée une prodigieuse impression, qui se manifesta d'un côté par de vifs applaudissemens, de l'autre par ce silence de l'étonnement qui est encore un suffrage; Barnave était parvenu à ébranler les opinions qui lui étaient le plus contraires; il avait affermi les autres. Plusieurs membres voulaient que sur le champ on mît son projet aux voix. M. de Cazalès, effrayé de l'effet qu'avait produit ce discours, demanda l'ajournement au lendemain, en proposant de déclarer qu'alors la discussion serait fermée et la question décidée.

M. le comte de Mirabeau.

« Je monte à la tribune pour appuyer la proposition qui vous est faite; mais je demande une explication sur ces mots : la discussion sera fermée. Le grand nombre des membres de cette Assemblée qui paraissent séduits, persuadés ou convaincus par le discours de M. Barnave, croient que ce discours triomphera de toutes les répliques, ou ils ne le croient pas : s'ils le croient, il me semble qu'on peut attendre de la générosité de leur admiration qu'ils ne craindront pas une réplique, et qu'ils laisseront la liberté de répondre; s'ils ne le croient pas, leur devoir est de s'instruire. En reconnaissant une très-grande habileté dans le discours de M. Barnave, il me paraît que son argumentation tout entière peut être détruite, qu'il n'a pas posé les véritables points de la difficulté, et qu'il a négligé ou quelques-uns de mes argumens, ou quelques-uns des aspects sous lesquels ils se présentent. Je prétends du moins au droit de répliquer à mon tour. Je demande que la question soit encore discutée demain, et qu'elle ne soit décidée qu'après que, par un sentiment de

(1) A l'exception des rapports faits au nom des comités dont il était membre, Barnave n'a écrit aucun de ses discours. Nous tenous de personnes qui ont vécu dans l'intimité de ce grand orateur, qu'il lui suffisait de recueillir mentalement ses idées pendant quelques minutes pour traiter ensuite une question avec autant d'éclat que de profondeur. C'est Barnave surtout, dont la modestie égalait le talent, qui pouvait dire avec sincérité : Périsse mon nom, et que la chose publique soit sauvée !

confiance ou de méfiance, d'ennui ou d'intérêt, l'Assemblée aura fermé la discussion. (Murmures.) Mon principal argument en ce moment est la chaleur même que vous montrez contre ma demande. »

Cependant l'Assemblée décréta que la discussion continuerait le lendemain, mais que sans désemparer la question serait décidée.

Une affluence extraordinaire se porta à la séance du 22: Mirabeau, qui par son discours du 20 avait compromis son immense popularité, venait de promettre une réplique au discours de M. Barnave; l'impatience était extrême. La discussion fut donc reprise le lendemain ; avant Mirabeau plusieurs orateurs occupèrent la tribune; mais l'opinion qu'il est indispensable de rapporter ici est celle de M. Chapelier, puisqu'elle eut une part au décret qui fut

rendu.

M. Chapelier. (Séance du 22.)

« Cette question, depuis longtemps débattue, commence enfin à s'éclaircir. Quoiqu'elle ne soit pas précisément posée, il est facile d'apercevoir maintenant la difficulté. L'Assemblée est divisée en deux opinions contradictoires : le roi aura-t-il le droit de paix et de guerre? le corps législatif aura-t-il ce droit? Je ne m'arrêterai pas à la première; personne ici ne veut laisser aux ministres le droit de ruiner l'Etat, de répandre à leur gré le sang des Français; tout le monde reconnaît l'insuffisance de la responsabilité, et l'insuffisance et le danger du refus des subsides: il est donc nécessaire de chercher un autre moyen; il faut donc que le corps législatif délibère la guerre, la paix et les traités de commerce. C'est ici que la question se divise. Il y a dans cette question politique divers droits, divers devoirs, diverses circonstances à distinguer : la guerre a deux époques; les hostilités imprévues et la guerre déclarée : les attaques et les hostilités ne dépendent pas de nous; elles sont hors de nous; nous ne pouvons pas empêcher qu'elles existent : la déclaration appartient tout entière au corps législatif. Il faut décréter qu'il ne peut y avoir de guerre sans un décret du corps législatif; que, si la nécessité de

les lois;

repousser des hostilités l'a commencée, les représentans de la nation peuvent permettre ou défendre de la continuer : avoir la puissance de permettre et de défendre la guerre, c'est avoir le droit de la guerre ; mais déclarer la guerre sans la proposition du roi, voilà ce que disent beaucoup de décrets, voilà ce qui consacrerait beaucoup d'inconvéniens. D'abord ce serait donner au gouvernement une forme purement républicaine; ce serait aller contre les principes de votre constitution: si le corps législatif pouvait ordonner la guerre sur la motion d'un de ses membres, le monarque serait à côté de la constitution. Il n'aurait plus que les fonctions d'un général d'armée; la dignité et l'influence du chef de la nation, et de la nation même près des cours étrangères, serait diminuée; enfin vous détruiriez un des fondemens de cette constitution que la sagesse a dictée. En donnant au roi la sanction vous avez exigé le concours du roi pour comment lui refuseriez-vous ce concours pour la guerre? S'il n'est pas possible que le roi ait un veto suspensif, il faut du moins que le corps législatif ne puisse déclarer la guerre sans lui. Voyons maintenant s'il est de l'intérêt du peuple que le corps législatif seul fasse la paix ou la guerre. L'intérêt du peuple est d'avoir le moins de guerres possible; je remets au corps législatif le moyen d'empêcher la guerre et de dire : la guerre ne sera pas faite. On veut lui donner le droit de la déclarer; c'est un moyen de plus d'attirer la guerre : toutes les mesures du gouvernement sont rompues; il n'y a plus de gouvernement monarchique. Ne voyez-vous pas que si la guerre était malheureuse on attribuerait le revers au corps législatif, qui seul l'aurait décidée? Ne voyez-vous pas qu'il perdrait tout son crédit sur un peuple courageux et jaloux de la gloire des armes? Ne voyez-vous pas que la nation humiliée se tournerait du côté du roi, et que le corps législatif aurait perdu son ressort sur le pouvoir exécutif? Si l'on objecte que le pouvoir de permettre ou de défendre la guerre est illusoire, parce que le ministère saura corrompre la législature de manière à s'assurer la majorité, parce qu'il ne notifiera les hostilités qu'au moment où il sera impossible de ne pas suivre la guerre, je demande à ceux qui ont proposé des

projets de décret s'ils offrent quelque moyen de parer à ces dangers. Je donne comme eux au corps législatif le droit d'empêcher la guerre ; j'exige comme eux que la notification des hostilités et des préparatifs soit faite au corps législatif; j'exige comme eux que le corps législatif soit assemblé si les représentans de la nation n'étaient pas réunis je veux seulement l'empêcher de décider que la guerre sera faite quand le roi ne l'aura pas proposé; je veux ainsi diminuer les chances de la guerre. Je présente cette proposition réduite à ses moindres termes : le corps législatif aura le pouvoir d'empêcher la guerre; le roi aura le pouvoir d'empêcher la guerre; ni l'un ni l'autre n'aura le pouvoir de faire la guerre sans le consentement de l'un ou de l'autre.

» Je demande maintenant quels sont les motifs d'opposition à ce système. Veut-on la limitation des pouvoirs? Ils sont ici sagement limités. Réclame-t-on pour l'intérêt du peuple? Il est là, et nulle part ailleurs. Il faut être insensé ou prévaricateur pour donner au roi un pouvoir inutile; il faut être insensé ou prévaricateur pour lui refuser les pouvoirs que lui donnent les principes de la constitution. Décrétons donc constitutionnellement que le corps législatif aura le pouvoir d'empêcher la guerre, que le roi aura l'initiative de la délibération du corps législatif; ainsi les deux pouvoirs concourront ensemble. Si l'on donnait au corps législatif le droit de déclarer seul la guerre la monarchie serait détruite, la constitution sappée dans ses fondemens, et l'intérêt du peuple sans cesse compromis. Quant à la paix et aux traités, le roi proposera, le corps législatif ratifiera : nous sommes tous d'accord sur cet objet. Tous les décrets proposés donnent exclusivement le droit de faire la guerrè au roi ou au corps législatif seul, à l'exception de celui de M. de Mirabeau, qui renferme toutes les idées et tous les principes que je viens de développer. Cette rédaction, qu'on a dit obscure, remplit clairement mes intentions. J'ai cependant quelques amendemens à proposer. J'extrais du premier article le mot concurremment. J'efface aussi de l'article 7 ces mots et dans le cas où le roi fera la guerre en personne le corps législatif aura le droit de réunir les

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