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persécutions d'un siècle entier, les malheurs, les chagrins attachés à une expatriation forcée, avaient pu anéantir plusieurs familles, ou en disperser les malheureux rejetons dans des climats lointains d'après cette idée affligeante il a dû jeter encore dans l'avenir ses regards inquiets, et conserver pour ces Français expatriés ou méconnus le prix des biens qui, dans le cours de trois années, ne trouveront pas de maître légitime; car la nation ne peut jamais prescrire la propriété de ces biens; elle ne peut jamais s'approprier sans crime des patrimoines couverts de deuil et de larmes.

» Je sais que dans l'idiôme des domanistes, des jurisconsultes fiscaux et des bureaux ministériels, la confiscation produit l'union au domaine, et que la confiscation prononcée par les déclarations des mois d'août 1669, juillet 1681 et août 1685, fut suivie de l'édit de janvier 1688, qui déclare les biens des religionnaires prétendus réformés, qui sont sortis et qui sortiront du royaume au préjudice des édits et déclarations, réunis au domaine, pour être administrés et régis en la même forme que les autres domaines.

»

» Mais comment le législateur provisoire pouvait-il prononcer une confiscation des biens par le fait seul? Comment pouvait-il faire exécuter des peines sans des jugemens qui déclarent des coupables? ou plutôt comment osait-il punir pour des opinions religieuses ? Et comment osait-il déclarer des coupables pour s'emparer de leurs dépouilles? Cependant, il faut l'avouer, le gouvernement fut effrayé de l'injustice de ses propres lois; il chercha d'abord à y jeter un voile religieux, en les consacrant à l'entretien des nouveaux convertis. Bientôt après il démentit les termes de la déclaration de 1688, et fit mettre en régie particulière les biens des religionnaires fugitifs; ils furent séparés de l'administration des domaines, dont ils n'ont jamais pu ni dû faire partie. Ainsi, en aliénant, pour faire cesser une régie dispendieuse, le peu de biens qui restera à l'expiration des trois années, c'est prendre une précaution sage et économique; la nation deviendra le dépositaire du prix de ces biens, comme elle l'était des biens eux-mêmes.

>> En terminant ce rapport je ne puis me défendre, mes

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sieurs, du désir de faire passer dans vos cœurs le sentiment profond que m'ont fait éprouver les témoignages donnés par les descendans des fugitifs de l'attachement qu'ils ont conservé pour la France; depuis que votre décret du 10 juillet a retenti dans les diverses contrées de l'Europe il est venu de toutes parts à votre comité et à plusieurs membres de l'Assemblée mille assurances touchantes de la reconnaissance de ces Français envers des législateurs qui allaient les rendre à une patrie vers laquelle ils n'avaient jamais cessé de tendre les bras.

» J'ai dit, de ces étrangers malheureux, que ce sont des Français, et c'est leur véritable nom. Oui, messieurs, ils n'ont jamais cessé de l'être; votre comité vous propose un article aussi juste que politique, qui doit assurer à ces descendans des religionnaires fugitifs le titre de citoyens français.

» Encore s'il s'agissait de ces cosmopolites qui, étrangers dans tous les pays, ne méritent de trouver nulle part une cité; s'il s'agissait de ces hommes pusillanimes ou orgueilleux qui fuient la patrie quand elle est en danger, ou quand elle traite ses enfans avec égalité, elle serait moins odieuse l'erreur qui prononcerait des déchéances et des privations civiques !

» Mais lorsque des lois tyranniques ont méconnu les premiers droits de l'homme, la liberté des opinions et le droit d'émigrer; lorsqu'un prince absolu fait garder par des troupes les frontières comme les portes d'une prison, ou fait servir sur les galères, avec des scélérats, des hommes qui ont une croyance différente de la sienne; certes alors la loi naturelle reprend son empire sur la loi politique; les citoyens dispersés sur des terres étrangères ne cessent pas un instant, aux yeux de la loi, d'appartenir à la patrie qu'ils ont quittée : cette maxime d'équité honora la législation romaine, et doit immortaliser la vôtre.

» Qu'ils viennent donc au milieu de leurs concitoyens ces êtres malheureux qui gémissent sur un sol étranger, refuge de leurs pères! La patrie n'a jamais cessé de tourner vers eux ses regards affligés; elle a toujours conservé leurs droits;

qu'ils se rassurent donc; il est déchiré ce code absurde et sanguinaire que le fanatisme et la cupidité avaient suggéré à des tyrans! et les législateurs de la France apprennent enfin à l'Europe toute la latitude qu'il faut donner également à la liberté des opinions religieuses et à l'état civil de ceux qui les professent! »

Applaudissemens unanimes. Ce rapport était suivi d'un projet de décret que l'Assemblée adopta dans la même séance, et presque sans discussion.

HOMMAGE A LA MÉMOIRE DE J.-J. ROUSSEAU.

Peu de jours après cet acte de justice rendu aux victimes de l'intolérance religieuse, l'Assemblée nationale ajouta encore à sa gloire en honorant la mémoire du grand homme victime de l'intolérance politique; il appartenait aux législateurs de la France régénérée de payer à l'illustre auteur du Contrat social la dette de l'ancienne France.

M. Barrère. (Séance du 21 décembre 1790.)

« Messieurs, vous avez décrété solennellement, dans le mois d'août dernier, que les récompenses publiques pourraient devenir le partage des veuves des hommes qui ont servi la patrie : j'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui une adresse conforme à ces sages décrets.

» La veuve d'un homme célèbre vient réclamer auprès des représentans de la nation des secours dans l'indigence qui la menace. Cette veuve est celle de J.-J. Rousseau. (Mouvement d'approbation dans toute l'Assemblée.) Elle jouit de quelques modiques pensions, qu'elle ne doit qu'au nom de son illustre époux; mais ce ne sont là que des bienfaits précaires: si les titres de ces bienfaits existent, elle ne les connaît pas; ces sources de sa subsistance peuvent se tarir à chaque instant, et la laisser en proie aux angoisses du besoin; et cette crainte est malheureusement trop justifiée par la perte d'un de ses bienfaiteurs dont les enfans paraissent épuiser chaque jour la succession.

» J'entends déjà, messieurs, les clameurs de la calomnie.... (Plusieurs voix : Non, non, pas ici!) Elle a si longtemps tourmenté l'auteur du Contrat social! elle a si lâchement et si criminellement entrepris de remuer ses cendres, qu'elle ne pouvait pas sans doute épargner sa veuve !

» Cette femme respectable a été accusée d'avoir avili le nom célèbre de Rousseau dans les bras d'un second mari: c'est dans ce temple des lois qu'on doit venger la veuve du législateur de l'univers, trop longtemps calomniée.

>>

:

Non, messieurs, elle n'a jamais manqué à la mémoire de Rousseau Elle ne voudrait pas changer le titre de sa veuve pour une couronne.... ( Applaudissemens.) Ce sont les propres expressions de sa sensibilité que j'ai recueillies, et que je n'ai pu entendre de sa bouche sans émotion.... J'en tiens dans les mains les témoignages authentiques, qui m'ont été remis de la part de MM. les curés d'Ermenonville et du Plessis - Belleville, sur les paroisses desquels elle demeure depuis son veuvage, en y donnant tous les jours l'exemple des bonnes mœurs et de la bienfaisance.

Si j'avais encore besoin d'autres témoignages, j'invoquerais celui de Rousseau lui-même dans une de ses lettres à M. Dubos :

« Elle a fait, dit-il en parlant de son épouse, elle a fait » ma consolation dans mes malheurs; elle me les a fait » bénir.

» Et maintenant, pour prix de vingt ans d'attachement » et de soins, je la laisse seule, sans protection, dans un » pays où elle en aurait si grand besoin; mais j'espère que » tous ceux qui m'ont aimé lui transporteront les senti» mens qu'ils ont eus pour moi : elle en est digne; c'est un » cœur tout semblable au mien.» (Applaudissemens.)

» Athènes éleva la famille d'Aristide aux dépens de la république que fera la nation française pour la veuve de J.-J. Rousseau? Je ne vous dirai pas qu'elle est vertueuse et indigente, qu'elle est accablée du poids de sa douleur et de ses années : vous êtes justes, vous êtes humains, et vous avez à cœur la gloire de la nation.

» Vous penserez peut-être qu'il convient que la veuve de

e grand homme soit nourrie aux frais du trésor public; mais il ne m'est pas permis d'oublier qu'elle a mis elle-même les bornes à votre bienfaisance; elle ne veut accepter que a somme de 600 livres.... » (Un grand nombre de voix : Ce n'est pas assez!).

M. l'abbé Eymard.

« Messieurs, qu'il me soit permis, en appuyant la motion le M. Barrère pour la veuve de J.-J. Rousseau, dẹ vous -appeler celle que j'ai faite moi-même pour vous engager honorer la mémoire de l'auteur d'Emile et du Contrat social. Je ne répéterai point ce que vous avez pu lire dans ne feuille imprimée que j'ai fait parvenir à tous les memores de l'Assemblée; je ne me permettrai dans ce moment qu'une seule réflexion.

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Lorsque Rousseau, décrété par le parlement de Paris, rejeté même par sa patrie, qui lui refusait un asile, était réduit à traîner en pays étranger la vie errante d'un prosrit, il écrivait ces propres paroles

« Oui, je ne crains pas de le dire, s'il existait en Europe » un seul gouvernement éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l'auteur d'Emile; il lui eût élevé des statues. Je connaissais trop les hommes pour attendre d'eux de la ⚫ reconnaissance; je ne les connaissais pas assez, je l'avoue, » pour en attendre ce qu'ils ont fait. »

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» C'est ainsi que, dans l'amertume de son cœur, devait se replier sur lui-même un homme injustement persécuté; il levait chercher dans la conscience de ses intentions le lédommagement de notre ingratitude; la noble fierté de ses sentimens devait l'élever au-dessus de l'injustice dont il était a victime, lorsque sous le règne du despotisme personne 'osait élever la voix pour réclamer contre cette persécution. Aujourd'hui, Messieurs, que, grâce à vous, il existe en France un gouvernement tel que Rousseau eût désiré de avoir pour juge, c'est devant ceux mêmes qui ont établi ce gouvernement que je sollicite avec confiance la réparation qui est due à la mémoire de J.-J. Rousseau.

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