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Cet éloge funèbre, ainsi que la proposition qui le termine, sont accueillis avec transport de presque toute l'Assemblée.... Nous disons de presque, parce qu'on doit à la vérité l'aveu pénible que plusieurs membres du côté droit ne se joignirent qu'avec froideur au vœu général des amis de la liberté : un de ces membres cacha sa résistance sous le doute qu'il éleva relativement à la mort de Franklin; ce qui fit reprendre ainsi la parole à Mirabeau :

« MM. de la Rochefoucauld (1) et de La Fayette, amis de ce grand homme, ont été instruits de sa mort : cette triste nouvelle a été écrite à M. de la Rochefoucauld par

(1) Extrait d'une lettre de M. Vaughan à M. le duc de la Rochefoucauld. Londres, 4 juin 1790.

« C'est avec le plus vif chagrin que j'ai l'honneur de vous informer que vers le commencement du mois d'avril dernier le docteur Franklin a été attaqué d'un abcès dans la poitrine, qui lui a causé pendant dix jours une grande difficulté de respiration, et qui, après quelques jours de mieux, a fini par l'emporter le seizième jour de sa maladie. Il a conservé sa présence d'esprit ordinaire presque jusqu'à ses derniers

momens.

» Il est mort avec de la fortune, laissant quelques terres à M. W. Franklin, et le reste de son bien presqu'en entier à la famille de sa fille, madame Beach. M. Gay et quatre autres personnes sont ses exécuteurs testamentaires.

» Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur le duc, que l'on a rendu toutes sortes d'honneurs à la mémoire de ce grand homme : personnes publiques et privées de tous rangs et de toutes qualités ont assisté à ses funérailles; la procession avait un demi-mille d'Angleterre de long, et il s'est formé pour la voir un concours de peuple tel qu'il n'y a peut-être pas d'exemple d'un pareil en Amérique. J'apprends que le congrès et quelques corporations portent son deuil pendant un mois, honneur que l'on n'avait encore rendu à aucun citoyen hors des fonctions publiques. Le docteur Franklin meurt assuré du respect de la nation française; et probablement vous apprendrez avec satisfaction que, malgré l'opposition qu'il fit autrefois naître contre les mesures de ce pays, je ne connais personne, parmi ceux qui ne sont pas sujets de l'empire britannique, qui y laissera plus d'amis et de regrets. Il goûterait sans doute encore quelque plaisir s'il pouvait sentir qu'à cet égard il doit avoir bientôt des rivaux dans votre nation. »

:

M. Lansdone; ainsi cette perte n'est que trop sûre mais j'aurai l'honneur de faire observer que si, par impossible, cette nouvelle est fausse, la sollicitude qu'on montre est de peu d'importance, car votre décret ferait peu de peine à M. Franklin. »

MM. de la Rochefoucauld et de La Fayette, ces amis du grand homme dont on déplorait la perte, demandèrent la parole pour appuyer la motion de Mirabeau; mais elle n'eut besoin d'aucun autre appui que le sentiment de vénération qu'inspire le nom de Franklin. Sur la demande formellement prononcée de tout le côté gauche et d'une partie du côté droit, cette proposition fut mise aux voix, et adoptée aux acclamations de l'Assemblée et des tribunes. Le décret qui ordonna que tous les députés porteraient pendant trois jours le deuil de Franklin, chargeait en outre le président d'écrire au congrès américain pour lui faire part de ces dispositions, et pour lui témoigner combien la perte de Benjamin Franklin avait été sensible à l'Assemblée nationale.

L'ACADÉMIE DES SCIENCES A L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

L'amour des sciences est inséparable de l'amour de la liberté; nous ne croyons pas devoir chercher un autre motif pour placer ici le noble et digne hommage du premier corps savant de la France à ses premiers législateurs. Un décret du 28 mai 1790 avait chargé l'Académie des Sciences du travail relatif aux nouveaux poids et mesures; l'Académie saisit cette circonstance pour offrir aux représentans de la nation l'expression de ses vœux et de ses sentimens patriotiques; le 12 juin suivant elle adressa à l'Assemblée une députation que présidait l'illustre Condorcet, son secrétaire, qui porta ainsi la parole:

Discours de Condorcet.

<< Messieurs, vous avez daigné nous associer en quelque sorte à vos nobles travaux; et, en nous permettant de con

courir au succès de vos vues bienfaisantes, vous avez montré que les sages représentans d'une nation éclairée ne pouvaient méconnaître ni le prix des sciences ni l'utilité des compagnies occupées d'en accélérer les progrès et d'en multiplier l'appli

cation.

>>

Depuis son institution l'Académie a toujours saisi et même recherché les occasions d'employer pour le bien des hommes les connaissances acquises par la méditation ou par l'étude de la nature : c'est dans son sein qu'un étranger illustre (1), à qui une théorie profonde avait révélé le moyen d'obtenir une unité de longueur naturelle et invariable, forma les le premier le plan d'y rapporter toutes les mesures pour rendre par là uniformes et inaltérables. L'Académie s'est toujours plus honorée dans ses annales d'un préjugé détruit, d'un établissement public perfectionné, d'un procédé économique ou salutaire introduit dans les arts, que d'une découverte difficile ou brillante; et son zèle, encouragé par votre confiance, va doubler d'activité et de force. Et comment pourrions-nous oublier jamais que les premiers honneurs publics décernés par vous l'ont été à la mémoire d'un de nos confrères? (2) Ne nous est-il pas permis de croire que les sciences ont eu aussi quelque part à ces marques glorieuses de votre estime pour un sage qui, célèbre dans les deux mondes par de grandes découvertes, n'a jamais chéri dans l'éclat de sa renommée que le moyen qu'elle lui donnait d'appeler ses concitoyens à l'indépendance d'une voix plus imposante, et de rallier en Europe, à une si noble cause, tout ce que son génie lui avait mérité de disciples et d'admirateurs !

» Chacun de nous, comme homme, comme citoyen, vous doit le bienfait d'une conséternelle reconnaissance pour une titution égale et libre; bienfait dont aucune grande nation de l'Europe n'avait encore joui, et pour celui de cette déclaration des droits, qui, enchaînant les législateurs eux-mềmes par les principes de la justice universelle, rend l'homme

(1) Huyghens.

(2) Franklin, pour qui un deuil national venait d'être décrété.

indépendant de l'homme, et ne soumet sa volonté qu'à l'empire de la raison.

» Mais des citoyens voués par état à la recherche de la vérité, instruits par l'expérience et de tout ce que peuvent les lumières pour la félicité générale, et de tout ce que les préjugés y opposent d'obstacles en égarant ou en dégradant les esprits, doivent porter plus loin leurs regards, et sans doute ont le droit de vous remercier au nom de l'humanité, comme au nom de la patrie.

» Ils sentent combien, en ordonnant que les hommes ne seraient plus rien par des qualités étrangères, et tout par leurs qualités personnelles, vous avez assuré les progrès de l'espèce humaine, puisque vous avez forcé l'ambition et la vanité même à ne plus attendre les distinctions ou le pouvoir que du talent ou des lumières; puisque le soin de fortifier sa raison, de cultiver son esprit, d'étendre ses connaissances, est devenu le seul moyen d'obtenir une considération indépendante et une supériorité réelle.

» Ils savent que vous n'avez pas moins fait pour le bonheur des générations futures en rétablissant l'esprit humain dans son indépendance naturelle, que pour celui de la génération présente en mettant les propriétés et la vie des hommes à l'abri des attentats du despotisme.

» Ils voient, dans les commissions dont vous les avez chargés, avec quelle profondeur de vues vous avez voulu simplifier toutes les opérations nécessaires dans les conventions, dans les échanges, dans les actions de la vie commune, de peur que l'ignorance ne rendit esclave celui que vous avez déclaré libre, et ne réduisit l'égalité prononcée par vos lois à n'être jamais qu'un vain nom.

» Pourraient-ils enfin ne pas apercevoir qu'en établissant, pour la première fois, le système entier de la société sur les bases immuables de la vérité et de la justice, en attachant ainsi par une chaîne éternelle les progrès de l'art social aux progrès de la raison, vous avez étendu vos bienfaits à tous les pays, tous les siècles, et dévoué toutes les erreurs, comme toutes les tyrannies, à une destruction rapide.

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Ainsi, grâce à la générosité, à la pureté de vos princi

pes, la force, l'avarice ou la séduction cesseront bientôt de contrarier, par des institutions arbitraires, la loi de la nature, qui a voulu que l'homme fût éclairé pour qu'il pût être juste, et libre pour qu'il pût être heureux.

» Ainsi vous jouirez à la fois et du bien que vous faites et du bien que vous préparez, et vous acheverez votre ouvrage au milieu des bénédictions de la foule des opprimés dont vous avez brisé les fers, et des acclamations des hommes éclairés, dont vous avez surpassé les espérances. »

Réponse du président.

« Au milieu des applaudissemens que votre présence inspire dans cette Assemblée, et dans le sentiment qui les accompagne, il vous est aisé sans doute, messieurs, de démêler que nous savons reconnaître et que nous aimons le lien de confraternité qui, pour le bonheur de l'espèce humaine, doit toujours unir les législateurs aux philosophes er aux savans. Lorsque l'Assemblée nationale a voulu procurer à la France, et, s'il est possible, à toutes les nations, le grand bienfait de l'uniformité des poids et mesures, elle a senti que c'était avec les deux compagnies les plus savantes de l'Europe qu'elle devait en partager l'honneur, et elle vous a invités à vouloir bien vous occuper de cet important travail. Le zèle dont vous venez de lui faire hommage montre qu'elle ne s'est point trompée dans ses espérances, comme le langage patriotique et éclairé que vous lui avez fait entendre en cette occasion prouve qu'elle aurait pu vous consulter utilement sur des travaux plus essentiels encore. L'Assemblée nationale voit avec plaisir que l'Académie des Sciences ait choisi, pour porter la parole en son nom, des hommes accoutumés depuis longtemps à la porter avec succès au nfonde entier, au nom de la philosophie et des sciences, et que nous regrettons de ne point voir assis parmi nous, lorsqu'il est certain que son esprit n'est point étranger à nos délibérations. »

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