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Janv. 1792, voya devant la haute cour nationale d'Orléans l'infortuné de Lessart, plus à plaindre et moins illustre que Strafford. Ce vote fut décisif, entièrement au profit des girondins : il enleva le pouvoir et l'influence aux partisans de la constitution de 1791.

Misère du peuple. Scènes

de pillage.

Pendant que ces graves questions de principes ou de personnes partageaient l'assemblée nationale et les clubs, divers événements d'un ordre inférieur, mais néanmoins très-sérieux comme symptômes, avaient agité la population de Paris et des provinces.

Les passions cupides, qui suivent les révolutions comme les oiseaux de proie suivent les armées, avaient trouvé l'occasion de moissonner amplement dans les misères publiques : l'agiotage spéculait sur les assignats, l'accaparement sur la hausse des denrées de première nécessité. Les malheurs de Saint-Domingue avaient naturellement amené le renchérissement du sucre, et il était présumable que le prix de cette marchandise croîtrait. La spéculation se porta effrontément sur le commerce des denrées coloniales : des négociants firent de nombreuses acquisitions et encombrèrent leurs magasins, attendant, pour revendre en détail, que les prix eussent subi une augmentation considérable. La loi n'atteignait point cet odieux trafic, et les marchands qui y participaient s'abritaient dédaigneusement sous la constitution et les droits de l'homme; de telle sorte que l'ouvrier, déjà réduit, au nom des principes de liberté absolue, à mourir constitutionnellement de faim, pour la grande gloire de la concurrence illimitée, en était réduit à payer trois ou quatre francs la livre une marchandise utile à la santé de sa

femme et de ses enfants, et dont l'état avancé de notre Janv. 1792. civilisation a fait un besoin réel. Les riches commerçants trouvaient leur compte à cet état de choses; le pauvre n'en retirait que de nouvelles souffrances; et l'on sait qu'à cette époque il était fort peu résigné à souffrir, dût la logique l'y condamner. D'un autre côté, les anarchistes et la faction d'Orléans (celle-ci agissant dans l'ombre, mais avec une constante ténacité) s'accordaient à exploiter la condition pénible du peuple, pour l'exalter et lui conseiller la révolte : venaient enfin les artisans d'émeute, ceux qui, à l'accaparement accompli grâce à l'impuissance de la loi, opposent le pillage et le vol, autre espèce de brigandage qui, non moins que l'autre, tend à monopoliser les ressources publiques au profit d'une poignée de malfaiteurs. Le mal ne cessant d'empirer, on prévoyait d'un jour à l'autre des excès, destinés à envelopper dans une même vengeance les marchands honnêtes et les accapareurs, à assouvir quelques besoins sincères, et à donner satisfaction à d'innombrables pillards.

Le teinturier Moinery, qui possédait un magasin de sucre dans le faubourg Saint-Marceau, derrière l'église Saint-Hippolyte, entendit parler de désordre, et crut devoir prendre des précautions. Il se mit donc en mesure de faire transférer sa marchandise en un lieu plus sûr : déjà, grâce à l'assistance d'un détachement fourni par la municipalité, il avait réussi à faire passer deux voitures à travers la foule; mais au moment où l'on chargeait la troisième, cinq à six cents femmes s'attroupèrent, et, usant de vive force, débitèrent quatre tonnes de sucre à raison de vingt sous la livre. Le len

Janv. 1792. demain, l'agitation devint plus violente et prit un caractère plus général. Une multitude de femmes se présenta à la porte du même magasin, et demanda du sucre au taux fixé par l'émeute de la veille. La cavalerie ayant refoulé cet attroupement, plusieurs individus montèrent au clocher de l'église Saint-Marcel, et sonnèrent le tocsin. A cet appel, le peuple accourut de tous les points de la ville; l'autorité municipale prit quelques mesures pour faire respecter les propriétés et les personnes, mais elle n'y parvint que très-difficilement, et des actes d'agression furent commis contre la garde nationale et les agents de la force publique. Parmi les négociants dont les magasins furent pillés, on remarqua d'André, ex-constituant, devenu l'un des agents de la cour, et qui avait eu l'art, assez commun pour quelques hommes, de s'enrichir aux chances aléatoires de la révolution la plus grande partie de ses marchandises fut pillée et vendue dans les deux journées des 23 et 24 janvier; et Louis XVI, qu'on disait intéressé pécuniairement dans les entreprises commerciales de d'André, fut soupçonné d'y avoir perdu, pour sa part, des sommes considérables; mais l'histoire ne doit point accueillir sans défiance ces rumeurs de la méchanceté publique. Quoi qu'il en soit, les spoliations populaires s'accomplissaient méthodiquement: chaque marchandise était taxée; chaque demandeur, passant à son tour, recevait une part de fournitures, qu'il payait en assignats.

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La mairie sévissait mollement contre les agitateurs; Péthion hésitait entre sa popularité et son devoir. Cependant, les commerçants dont on pillait les magasins

adressaient leurs doléances à l'assemblée nationale, et Janv. 1792. parmi eux se trouvait le député Boscary, dont la réclamation fut renvoyée au pouvoir exécutif. De son côté, la portion du peuple qui n'avait point voulu prendre part au pillage demandait qu'on se hâtât de prendre des mesures contre l'agiotage et les accaparements. Dans la séance du 26 janvier, une députation du faubourg Saint-Antoine parut à la barre de l'assemblée, et fit entendre, par la bouche de son orateur, un langage impérieux, et parfois des prières menaçantes : « Nous « dénonçons ici, disait-il, tous les accapareurs: jus<< qu'aux denrées de première nécessité, tout est sous << la main avide des assassins du peuple. Ces brigands

parlent de propriété : cette propriété n'est-elle pas <«<< un crime de lèse-nation? Au récit de la misère pu<«<blique, le tocsin de l'indignation contre ces man<< geurs d'hommes ne sonne-t-il pas dans vos cœurs << sensibles? De tous les coins de l'empire, le peuple, qui n'a d'autre nourriture qu'un pain trempé de ses << sueurs et de ses larmes, vous crie: Loi de mort <«< contre les accapareurs! loi de mort contre les fonc«<tionnaires qui protégent l'accaparement! mort aux <«< conspirateurs qui provoquent l'incendie, le pillage et <<< le meurtre! >>> C'est dans ce style qu'étaient rédigées la plupart des adresses que chaque jour des députations, envoyées de tous les coins de Paris et de la France, venaient présenter à la barre de l'assemblée nationale. Les législateurs s'indignaient parfois de ces remontrances hardies; souvent aussi leur exaltation, longtemps contenue et attiédie dans les limites constitutionnelles, se retrempait à l'exaltation des clubs, et

Fév. 1792. reprenait une vigueur nouvelle au contact du peuple des carrefours.

Progrès croissants de

Mais les désordres dont Paris était le théâtre paraisl'anarchie. saient dénués d'importance auprès de ceux qui désolaient les départements. Les termes manquent, si l'on cherche à dépeindre cette affreuse anarchie; à aucune époque de la révolution elle n'avait été plus générale: cc n'était pas le soulèvement d'un peuple fort, agissant avec ensemble et sous l'empire de passions communes; c'était le hideux spectacle de révoltes partielles et d'émeutes locales, d'actes d'insubordination et de pillage, d'attentats isolés et de meurtres lâches, de complots impuissants et de persécutions ignorantes: triste confusion d'événements obscurs qui aboutissaient à en.venimer la misère publique, et à déverser sur la population et les familles les fléaux qu'entraînent à leur suite le manque absolu de sécurité, l'oubli des devoirs, le mépris des droits, le règne de la force brutale et la dissolution du corps social.

Actes de Par le relâchement des lois et l'absence de toute brigandage. -Emeutes. police, un dangereux brigandage était organisé sur

toute la surface du royaume : les repris de justice, les galériens libérés, cette masse d'hommes qui tire son existence de l'assassinat ou du vol, agissaient presque sans frein et sans répression; et l'autorité publique, exclusivement vouée à la recherche des conspirateurs et des aristocrates, n'avait point le temps de poursuivre ou de prévenir les crimes vulgaires. Dans cette situation, et en dehors du rayon des corps de garde, il n'y avait plus de sécurité que pour les bandits; les gens honnêtes, tous ceux qui avaient quelque chose à con

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