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cru reconnaître un avertissement destiné à cet écrit.

Les voici :

« Parmi les questions fondamentales qui s'agitent sur le présent et sur l'avenir, il en est une qui embrasse toutes les autres, c'est de savoir si le surnaturel entrera toujours dans le gouvernement des choses humaines. Pour la résoudre, il faut dire pourquoi le christianisme fut établi et s'il égalera la durée du monde; quelle est la cause et quelle sera la durée de la civilisation moderne; en quoi consiste la constitution de la société actuelle; quelle philosophie va paraître ; enfin, pour la résoudre, on doit résoudre les questions qui provoquent les esprits. Ce n'est point par la multitude des détails qu'un ouvrage de raisonnement est clair, c'est par la combinaison et l'enchaînement des idées. Il n'est guère possible de l'entendre qu'en le lisant plusieurs fois. Quelqu'un se plaignait à D'Alembert qu'il ne pouvait mordre à certaines parties des mathématiques : « Allez en avant, lui dit-il, l'intelli« gence vous viendra. »

Ce plan, simple et beau, n'a pu être exécuté. Il n'y a de complétement fait que le premier chapitre; c'est le premier morceau de la présente publication. Il est

aussi remarquable par la perfection du style que par l'étonnante profondeur de la conception métaphysique. Quels regrets ne doit pas inspirer l'interruption d'une œuvre ainsi commencée! Le second chapitre n'est qu'une simple ébauche. Je les ai cependant réunis, et j'ai cru pouvoir leur attribuer le titre : Qu'est-ce que philosopher?

J'aurais voulu du moins retracer le dessin d'ensemble de cette puissante composition; mais pour certaines parties l'ébauche même manquait. J'ai laissé ce qui restait dans sa forme fragmentaire. Je n'ai point séparé de ces premiers morceaux celui qui est intitulé: Du naturel et du surnaturel, et qui devait former le dernier chapitre de l'écrit en question. Par le sujet traité, on pourrait se demander s'il n'eût pas figuré plus à sa place dans une autre partie de cette publication. Mais, outre qu'ici je suivais une indication positive de l'auteur, il convient de ne pas trop s'arrêter aux divisions et aux arrangements un peu artificiels, qu'un besoin de clarté a fait introduire. Les théories de Bordas s'enchaînent si étroitement qu'il ne traite guère de la métaphysique sans en faire des applications au christianisme et à la société, et d'autre part on retrouve de beaux dévelop

pements philosophiques dans toutes ses études sur la religion.

Nulle philosophie ne fut moins abstraite, moins scolastique que la sienne. Il ne scrutait point la pensée par une vaine curiosité. Sa science était vivante, humaine; elle était de son siècle par les aspirations et les tendances, comme elle sera de tous les siècles par la grandeur et la vérité des principes.

Ce caractère, si je ne me trompe, frappe surtout dans les OEuvres posthumes. On y sent mieux l'unité intime des doctrines de l'auteur. La métaphysique pénètre, domine tout; elle développe le cours des choses humaines, rattache à ses vraies origines la civilisation moderne ou chrétienne, et introduit avec respect, jusque dans les mystères de la foi, quelques rayons de sa lumière.

Pour la philosophie pure, outre les pages admirables du commencement, je signalerai encore celles où l'auteur établit comme attribut essentiel de Dieu le pouvoir créateur. C'est un sujet souvent traité par les philosophes et les théologiens, mais je ne pense pas qu'il l'ait jamais été avec cette profondeur.

Les vues de l'auteur sur l'histoire de la philosophie

qu'elles renouvellent, sont confirmées et complétées. Lisez, dit-il, dans un des fragments qui suivent, lisez superficiellement l'histoire de la philosophie, vous serez conduit au scepticisme. Plusieurs philosophes le professent formellement. Les autres supposent, quelquefois déclarent, s'efforcent même de prouver que jusqu'à eux on s'est trompé et qu'ils apportent seuls la vérité; chacun détruisant ainsi ceux qui l'ont précédé, il est clair qu'il ne reste rien et que tout s'anéantit. » Assurément ce n'est point à notre auteur qu'on adressera un pareil reproche. Loin de s'attribuer un privilége sur la vérité, il a prouvé que depuis sa naissance en Grèce la philosophie, pour le fond, ne comporte ni vérités, ni erreurs nouvelles. Sur le principe de la science, c'està-dire sur la nature de la pensée ou des idées, il n'existe et il ne peut exister que quatre systèmes essentiellement différents, un vrai, trois faux. Le vrai remonte à Platon; les trois faux ont été formés, peu de temps après lui, des débris et des ruines de sa doctrine. Tout ce qui précède ne compte que comme préparation; tout ce qui suit ne fait que reproduire cette première lutte de la vérité et de l'erreur.

Comme rois de la vérité et de la lumière, brillent

Platon et à sa suite Plotin, Augustin, Descartes, Bossuet, Leibnitz. Leur héritier et leur continuateur est Bordas. Sur l'empire de l'erreur, divisé pour ainsi dire en trois grandes provinces, règnent les trois princes des ténèbres, Aristote, Epicure, Zénon de Cittium. Ils ont aussi fondé des dynasties qui durent encore, et Bordas en a merveilleusement débrouillé la filiation. Mais il est triste de le constater, l'empire de l'erreur a jusqu'à présent plus d'étendue et de puissance que l'empire de la vérité. Quelle preuve plus flagrante qu'un désordre radical travaille l'intelligence humaine! Bordas a scruté la plaie de notre nature plus profondément qu'aucun autre philosophe : c'est en ce point qu'il a définitivement consommé l'alliance de la métaphysique avec la théologie chrétienne. Dans les OEuvres posthumes, on le voit tirer de l'histoire même de la philosophie et des grands mouvements de l'esprit humain la confirmation d'une vérité trop méconnue, qui est à la fois un dogme de la religion et une certitude de la science.

On y retrouve également l'athlète du spiritualisme aux prises avec ses adversaires : le sensualisme, l'école écossaise, l'école allemande et l'éclectisme. Ce qu'il

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