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n'avait point fait dans ses écrits antérieurs, il prend corps à corps les deux derniers représentants du panthéisme germanique, Schelling et Hegel; on lira avec un intérêt et un profit particuliers ce complément de ses beaux articles sur Fichte et sur Kant.

L'arrêt qu'il porte contre la philosophie allemande est d'une juste sévérité, et il instruit le procès en quelques pages. Peut-être, dans un siècle où, comme dit notre auteur, le rabâchage philosophique et littéraire abonde, on s'étonnera de cette manière abrégée, qui paraîtra tranchante. Mais aussi on ne sait point atteindre jusqu'aux principes des doctrines. Là, tout se simplifie, et c'est là que Bordas, plus qu'aucun autre métaphysicien, s'est tenu ferme et inébranlable. Étudiés à cette lumière, les nouveaux systèmes allemands sont convaincus non-seulement d'erreur, mais d'extravagance. Bordas prononce le mot, et il n'est pas trop fort. Jusqu'à eux on avait pu se tromper sur la nature de la pensée, mais du moins on la prenait existante pour l'étudier. Il était réservé à Fichte, Schelling, Hegel, d'inventer un nouveau genre de philosophie. Ils se sont avisés de supposer que la pensée n'existait pas et de l'étudier pendant qu'elle arriverait à l'existence.

Schelling et Hegel appliquent à Dieu cette curieuse méthode; «< il ne s'agit plus seulement de connaître, mais de créer ou, comme ils disent encore, de construire l'humanité, la nature et l'Être souverain... Ils se tourmentent pour introduire l'univers dans la pensée. A leurs yeux, c'est en quoi consiste principalement la philosophie. » N'est-ce pas le dernier terme de l'absurde, et peut-on être surpris que le rénovateur du spiritualisme prenne en pitié cette monstrueuse contrefaçon de la philosophie, cette nouvelle scolastique, plus creuse encore, plus nébuleuse, plus féconde en misérables subtilités que la scolastique du moyen âge?

Avec elle on n'est plus seulement dans la décadence. mais dans le néant. C'est le néant que Hegel donne pour base à la science; il a obtenu la palme du sophisme. Étrange époque, qui a produit ensemble Bordas et Hegel, et où Bordas passe inaperçu, pendant que Hegel resplendit d'un éclat sinistre dans le ciel usurpé de la pensée. Lui qu'on pose en colosse devant l'opinion, il est, comme doctrine, au-dessous du sensualisme et du matérialisme, au-dessous de Condillac et de Hobbes. Le matérialisme ordinaire a du moins une forme; on peut le penser, on peut le combattre; mais qui saisira

ce panthéisme éclectique, sceptique, sophistique, qui est l'indétermination même? Il a confondu toutes les notions, mêlé à ne plus s'y reconnaître le vrai et le faux, le bien et le mal, et par là engendré l'indifférence universelle. C'est la lèpre de notre âge. Aujourd'hui on ne veut être ni matérialiste ni spiritualiste, ou mieux encore, on veut être à la fois matérialiste et spiritualiste. On rejette Dieu et on prétend ne pas être athée. Que sais-je? on veut que le laid soit le beau; on trouve tout simple d'accoler le privilége à la liberté, d'unir la démocratie et la tyrannie. Dans la philosophie et la religion, dans la morale, dans la politique et dans l'art, partout enfin on fait de son mieux pour identifier, selon la formule hégélienne, l'être et le non-être, c'està-dire pour déraisonner, délirer à son aise. Hegel a posé le principe, le siècle s'y est reconnu : de là sont venus son succès et sa célébrité. Concentrer en soi, représenter la misère intellectuelle et morale d'une époque de doute et de transition, c'est une gloire comme une autre; mais elle s'évanouira sans laisser de trace au premier réveil de la raison. En attendant, souffrons que la vérité et ses défenseurs restent dans l'ombre.

La première partie des OEuvres posthumes se ter

mine par la correspondance philosophique de l'auteur; pour suivre la division générale des matières, j'ai renvoyé à la fin de la troisième partie la correspondance religieuse. Je n'ai point poussé le scrupule d'éditeur jusqu'à publier des détails insignifiants, et je ne donne que la partie scientifique des lettres. Ce qui pouvait offrir quelque intérêt d'un autre genre, a pris place dans mon Histoire de Bordas. Dans l'une et l'autre de ces deux publications, je n'ai imprimé aucune lettre ou fragment de lettre dont je n'aie tenu l'original entre mes mains.

ici

Arrivons à la deuxième partie, qui comprend le christianisme social. C'est un principe de notre auteur qu'il n'existe que deux sociétés essentiellement différentes la société matérialiste et oppressive, la société païenne où l'homme ne s'appartient pas, et la société de l'esprit, de la liberté, la société chrétienne où l'homme jouit des droits naturels. La société chrétienne a eu sa figure dans la société juive, et sa préparation immédiate dans les temps intermédiaires qui s'étendent des communes à la Révolution française. Le nouvel ordre de choses qu'inaugure cette révolution marque le retour à la société naturelle, que devait entraîner tôt

ou tard le retour à la religion naturelle, directement opéré par le Christ. On peut affirmer hardiment que l'avenir ne verra plus de changement politique comparable à celui qui a signalé la fin du dernier siècle. Les principes de 89 promulguent l'Évangile, entendu socialement dans son véritable esprit, et l'Évangile est fait pour toute la durée des âges.

Montrer l'origine chrétienne de la moderne civilisation, déterminer ses caractères, ses rapports avec le christianisme religieux ou l'Église, tel est l'objet de la deuxième partie. Il n'est point nouveau pour ceux qui connaissent les autres écrits de l'auteur; mais, outre un grand nombre d'idées accessoires très-fécondes, les développements des OEuvres posthumes offrent un caractère à la fois plus historique et plus religieux. Il est impossible de n'être pas frappé de la singulière vigueur de foi qu'ils respirent.

Avant Bordas, on avait souvent comparé l'alliance mosaïque et l'alliance chrétienne, mais uniquement quant aux rapports religieux; pour la première fois il les compare quant au rapport social, et ses vues profondes, qu'il n'a pu malheureusement qu'indiquer, ouvrent des voies nouvelles à l'interprétation des Écritures.

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