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Malebranche, mathématicien, ne saurait méconnaître les divers infinis; Fénelon, non mathématicien, les méconnaît. En disant que Dieu est toutes les espèces d'êtres, Fénelon conduit à M. de Lamennais.

SUR LA MATIÈRE DE PLATON.

Qu'est-ce que la matière platonique? Dans les êtres créés, l'absence de perfection absolue; dans l'Être créateur, la possibilité de la création. Pourquoi y a-t-il matière dans l'entendement humain? Parce qu'il ne connaît pas tout. Pourquoi n'y en a-t-il pas dans l'entendement divin? Parce qu'il connaît tout. La matière représente donc ce qui manque au premier. Supposez que celui-ci, quoique imparfait, fût exempt de matière : que s'ensuivrait-il, sinon que ce qui lui manque, au moins suivant nos conceptions, nous semblerait impossible? Donc la matière représente la possibilité. Mais en Dieu, point de matière : donc point de possibilité. Il est vrai, point de possibilité de choses supérieures à lui, de choses possédant ce qu'il n'aurait pas; mais possibilité de choses inférieures, n'ayant qu'à un certain degré ce qu'il renferme. Ses perfections représentent les choses, en sont les idées. Par rapport à lui, ses idées ou ses perfections ne laissent rien à désirer ou qui soit possible; mais en elles-mêmes, il leur manque d'avoir les substances existantes dont elles sont la représenta

tion; et c'est ce manque qui, dès qu'il est conçu, exige la puissance de le remplir, c'est ce manque qui fait la possibilité de la création. En effet, que ce manque soit rempli; que les idées aient en Dieu leurs substances correspondantes, ces substances sont Dieu même; rien alors de possible que lui, c'est-à-dire qu'une substance unique; voilà le panthéisme.

CONDITIONS ESSENTIELLES DE LA PENSÉE.

Pour se concevoir, il ne suffit pas à notre esprit de l'idée qu'il est; il lui faut l'idée de ce qu'il est, c'est-àdire l'idée qu'il est intelligence, raison; que cette seconde idée est aussi étendue que la première, c'est-àdire que l'idée qu'il est intelligence embrasse entièrement l'idée qu'il est; en d'autres termes, qu'il n'est rien en lui qui ne soit intelligence, raison. Telles sont les trois idées essentielles à toute conception, par conséquent les conditions de la pensée. Il faut qu'elle soit, qu'elle soit d'une certaine manière, et que cette manière réponde à tout ce qu'elle est, c'est-à-dire qu'il n'y ait rien en elle que cette manière n'embrasse.

PENSEUR'.

A parler proprement, penseur signifiant celui qui pense, tous les hommes seraient penseurs, puisqu'ils pensent tous. Mais le sens ordinaire de ce mot est plus restreint et ne comprend que ceux qui pensent fortement, qui ont des vues profondes. Ainsi penseur ne saurait se dire que des gens qui étudient les choses et non des gens qui les imitent, des savants et point des artistes. Quelque distingué que soit un peintre, un musicien, un statuaire, un architecte, un poëte même, il serait ridicule de l'appeler penseur. Si quelquefois on donne ce titre à Corneille, Pindare, Homère, c'est comme moralistes, comme ayant pénétré les caractères profonds, et nullement comme les ayant peints. Par la même raison, et aussi parce qu'on considère en eux l'écrivain politique qui a découvert les causes cachées des événements, certains historiens, tels que Tacite, Bossuet, Montesquieu, sont traités de penseurs ; ce qui ne pourrait leur convenir en qualité de simples narrateurs de faits.

Chaque branche de connaissances a ses penseurs, mais en bien plus petit nombre qu'on ne l'imagine com

1. Rigoureusement, ce morceau ne devrait pas figurer dans les Œuvres posthumes, car Bordas l'a publié de son vivant. On le trouve dans le Dictionnaire de la conversation et de la lecture. Mais le lecteur ne se plaindra pas sans doute de le rencontrer ici.

ÉD.

munément, parce qu'on les confond avec ces beaux esprits toujours moins rares et surtout propres par leurs aperçus superficiels et leur loquacité à frapper la multitude, qui s'arrête à l'extérieur, et à passer à ses yeux pour les maîtres de la pensée. Mais les connaisseurs les mettent à leur place. Au reste, il y a des degrés parmi les penseurs les uns voient leur sujet sous toutes ses faces et à fond, et souvent y découvrent des vérités capitales; à eux appartient le génie. Les autres ne voient le leur que sous un ou plusieurs grands côtés, y découvrent seulement des vérités d'une importance secondaire; ils n'ont que le talent élevé. Platon, Plotin, saint Augustin, Descartes, Leibnitz et Bossuet, sont les penseurs du premier ordre en philosophie; saint Thomas et Malebranche, des penseurs du second. Au rang supérieur dans les mathématiques paraissent Descartes, Leibnitz, Newton; à l'inférieur, les Bernouilli, Huyghens, d'Alembert; entre les deux flottent Euler, Lagrange et Laplace.

Après le titre d'homme de génie, celui de penseur est le plus honorable; il indique le sérieux, la gravité, la sagacité, le don de s'emparer avec vigueur de sa matière, enfin, suivant une large mesure, la plupart des belles qualités de l'esprit humain.

SUR L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE.

Lisez superficiellement l'histoire de la philosophie, vous serez conduit au scepticisme. Plusieurs philosophes le professent formellement. Les autres supposent, quelquefois déclarent, s'efforcent même de prouver que jusqu'à eux on s'est trompé et qu'ils apportent seuls la vérité; chacun détruisant ainsi ceux qui l'ont précédé, il est clair qu'il ne reste rien et que tout s'anéantit. Cependant examinez avec soin leurs opinions, vous verrez qu'elles diffèrent beaucoup moins qu'il ne semble. Dans la préface de son livre des Principes, Descartes dit qu'on n'a encore trouvé aucune chose certaine. Néanmoins, Platon, qu'il prend à partie, et saint Augustin, s'appuient sur le même fondement que lui : donc, s'ils erraient, il erre comme eux; que s'il n'erre point, donc eux n'erraient pas davantage. Leibnitz, Bossuet, suivent Descartes, saint Augustin, Platon. Le principe de Malebranche, de Fénelon, n'est point autre que celui de Zénon de Cittium, ni le principe de Berkeley autre que le leur. Biran, Kant, Dugald-Stewart, Reid, Arnauld, se rencontrent avec Aristote. Tracy, Condillac, Locke, Gassendi, se rencontrent également entre eux et avec Épicure. De là il résulte que cette prodigieuse variété de doctrines qu'on s'imagine voir depuis l'origine de la philosophie se réduit à quatre principales, lesquelles, il est vrai, sont essentiellement différentes.

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