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en elle ni en Dieu, qu'elle entend dans les sens, le cerveau, le corps, privés d'entendence.

Ce sont des chutes de la pensée qui ne peut se tenir dans sa nature, s'affaisse ou tombe en soi, s'enlève ou tombe en Dieu, échappe à lui et à elle ou tombe dans les sens.

Trois fois la pensée a été rappelée à soi : par par Socrate, Platon; par Plotin, surtout saint Augustin, et par Descartes. Dans la première et la dernière, où la pensée a suivi librement son cours, les faux systèmes se sont produits; on les voit s'élever à la suite du véritable. Aristote, Zénon de Cittium, Épicure, démembrent Platon; Arnauld, Malebranche, Locke, démémbrent Descartes. Leurs doctrines sont des ruines de la véritable. Remarquons que les systèmes erronés, se perpétuant après l'abandon du véritable, remplissent l'intervalle jusqu'à sa réapparition. Henri de Gand et quelques autres ont platonisé dans ces intervalles; mais c'est Aristote, Zénon et Épicure qui règnent. Rien de plus naturel, puisqu'ils forment une superficielle ou faible intelligence de la pensée, un écart d'elle-même, une décadence. Mais ce qui me frappa singulièrement, c'est la régularité de ces écarts, laquelle dépose en faveur de la réalité de la pensée, qui, lorsqu'elle s'éloigne le plus d'elle-même, se porte avec soi, quoiqu'elle l'ignore. Développons cela.

II

EXAMEN DES SYSTÈMES.

En cherchant un lien entre les opinions des philosophes, on les a réduites au dogmatisme, au scepticisme, au rationalisme, à l'empirisme, à l'idéalisme, au réalisme, au spiritualisme, au matérialisme, au mysticisme, au naturalisme, au panthéisme, et à d'autres dénominations analogues. Cette multitude indéterminée prouve seule qu'on s'est trompé. La pensée est trop une pour donner lieu à tant de systèmes; et pour qu'on n'en pût savoir exactement le nombre, il faudrait que la pensée ne fût point connue, qu'il n'y eût point de vrai système, c'est-à-dire de philosophie. Comme la philosophie existe, qu'il y a un système véritable, rien n'est plus aisé que d'assigner les faux, et on a vu qu'il s'en ren

contre trois.

Croyez-vous que c'est par vous seul que vous pensez? De cette erreur voici les suites directes:

Isolée de la pensée divine, votre pensée, n'ayant plus sa force, se retire d'elle-même, cesse de se prendre dans son fond; et comme son fond, sa substance est pour elle l'idée même de substance, elle cesse de saisir cette idée ou de concevoir la substance ni en vous, ni

dans les autres esprits créés, ni dans les corps, ni en Dieu. Se borne-t-elle à douter qu'ils existent? voilà le scepticisme. Va-t-elle jusqu'à le nier? voilà l'idéalisme. Dans l'un et dans l'autre cas, voilà encore le rationalisme, puisque la raison, mais dégradée, juge sans l'expérience. Il arrive, selon les esprits, car c'est la diverse trempe des esprits qui cause la différence des systèmes, il arrive encore que la pensée, dans sa faiblesse, s'asseoie dans les apparences, qu'elle prend pour la réalité; qu'elle se mette dans les mots, voilà l'empirisme; voilà de même le dogmatisme : elle adopte tout aveuglément et grossièrement. Il peut se faire aussi qu'elle expérimente, qu'elle raisonne, mais seulement d'après l'expérience, voilà le réalisme, les idées n'étant pour elle rien, les objets tout1. Ne pouvant atteindre Dieu, elle ne peut admettre que les choses créées, la nature; voilà le naturalisme. Il peut se faire également que cette nature lui semble impuissante, et qu'elle aille chercher Dieu, non intérieurement, directement par la raison, mais extérieurement, ou par des révélations expresses, ou par des révélations à travers la nature, et voilà le mysticisme (surnaturalisme). Voilà aussi le panthéisme. Il vient encore de l'illusion que l'âme, dont les idées

1. Réalisme est opposé ici à idéalisme; dans un autre sens, il l'est à nominalisme, comme dans l'article Réalisme et nominalisme des Mélanges philosophiques et religieux. ÉD.

imitent les idées divines, les égale, et là se déclare Dieu.

Croyez-vous que vous pensez par les sens? vous vous perdez dans tous les systèmes qu'on vient de signaler, et de plus dans le matérialisme 1.

Croyez-vous que vous ne pensez que par Dieu ? vous n'avez plus l'idée de substance par rapport à vous, ni par rapport aux corps: scepticisme, idéalisme à leur égard. Si, conséquent, vous pensez être Dieu, une modification de la substance divine: dogmatisme, rationalisme. Si l'univers aussi est une modification de la substance divine, vous ne pensez alors que par les sens, l'organisme est tout votre être, et de là les autres systèmes.

Quant au spiritualisme, pris en mauvaise part, et où c'est l'âme qui imagine et qui sent dans le corps 2, il a pour cause l'omission de la force dans la substance : la vraie théorie de celle-ci produit seule, avec la théorie des idées, le vrai spiritualisme. Le mauvais peut se rencontrer avec les idées en nous exclusivement, en Dieu seul, en Dieu et en nous.

1. Le formalisme ou la scolastique, la sophistique revient aussi au sensualisme, mais avec cette différence que les abstractions ne sont pas entièrement fondées sur les sensations, qu'elles reposent encore sur les idées en nous. (Note extraite d'un autre manuscrit.)

2. Cette erreur est mieux désignée sous les noms d'animisme et de pneumatisme, car, en général, spiritualisme se prend en bonne part. ÉD.

Comme le vrai système ne s'est point encore produit explicitement, on a cru qu'il était encore à découvrir. Descartes lui-même s'y est trompé, supposant que, le premier, il l'avait rencontré; saint Augustin, non : il l'a reconnu dans Platon. Cependant lui et Descartes ont imaginé qu'il s'agissait avant tout d'avoir un signe de certitude, un point évidemment certain; ils n'ont pas compris que l'incertitude tient à l'état de la pensée, et qu'ils ressemblaient à un malade qui l'aurait toujours été et qui voudrait trouver en lui les marques de la santé. Aussi, en cherchant cette marque, ont-ils été conduits à l'état vrai de la pensée, à la pensée véritablement rappelée à soi. C'est pourquoi leur signe de certitude, leur critérium, n'a prouvé que pour eux et pour ceux qui, comme eux, sont rentrés efficacement en eux-mêmes. Rien aussi de plus vain et de plus ridicule que les théories de la certitude philosophique. Elles ne sauraient avoir pour auteurs que ceux à qui elle manque, c'est-à-dire qui sont hors du vrai système.

La certitude ne règne généralement qu'aux époques de rénovation. La pensée ne revient à elle-même que par bonds. Puis elle retombe, et les intervalles sont remplis par les faux systèmes. Elle est produite par Socrate et Platon, renouvelée par Plotin et surtout saint Augustin, et par Descartes : production et renouvellements déterminés par les nouveaux besoins de

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