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DEUXIÈME PARTIE

CHRISTIANISME SOCIAL

DU CARACTÈRE GÉNÉRAL ET DE LA CAUSE PREMIÈRE DE LA CIVILISATION MODERNE 1.

I

Si dans l'immense et perpétuel mouvement des choses humaines, une foule d'événements s'expliquent par les causes qui les environnent, il en est d'autres dont il faut chercher la cause plus loin, quelquefois à des distances incalculables, remonter jusqu'à l'origine des empires et même du monde. Comment Rome a-t-elle pu subjuguer les peuples? C'est que la pente et l'énergie primitives de son institution l'y poussaient naturelle ́ment. Comment le genre humain fut-il plongé dans les ténèbres de l'idolâtrie? C'est qu'il s'était révolté contre Dieu et précipité du sein de l'éternelle lumière. Ces

1. Je réunis sous ce titre, en les distinguant par des chiffres, plusieurs morceaux qui paraissent se grouper assez naturellement ensemble.

ÉD.

événements, dont la longue préparation échappe au regard si court des mortels, et qui, leur paraissant être soudains, les étourdissent, étalent des enseignements d'autant moins compris qu'ils sont plus éclatants et plus formidables. Au milieu de variations infinies qui déplacent, emportent, ils révèlent une suite constante, un dessein immuable, qui, malgré tant et de si terribles oppositions, mènent infailliblement à un but certain, et accomplissent les hautes destinées de l'univers.

Il faut que Rome assemble les peuples pour entendre la parole qui va descendre du ciel, et ni valeur, ni génie, ni puissance, ne résistera aux entreprises de Rome...

Le triomphe de l'homme social chrétien est le second et dernier acte de la grande rénovation du genre humain.

II

Depuis leur origine jusqu'à la Révolution française, les sociétés, malgré leurs continuels changements, n'ont pas cessé d'être propriétaires de l'homme; et c'est par la Révolution française seule, que l'homme est devenu maître de soi-même. Comme auparavant tout dépendait de ce qu'il ne s'appartenait pas et qu'il appartenait à l'État, maintenant tout dépend de ce qu'il s'appartient et de ce que l'État n'a sur lui que le pouvoir nécessaire pour l'aider à se maintenir dans cette noble et immor

telle possession, où résident sa grandeur véritable et sa dignité naturelle. Les questions religieuses, morales, civiles, qui agitent les esprits, ne peuvent être décidées que par ce principe du nouvel ordre de choses; en demander la solution au principe opposé, c'est vouloir prolonger l'ordre ancien jusqu'à la fin du monde et éterniser sur la terre l'abaissement du genre humain. S'il est absurde de juger le régime ancien par le principe du régime nouveau, il ne l'est pas moins de juger l'ordre nouveau par le principe de l'ordre ancien. C'est également renverser le système du monde, la marche des choses de la terre.

Cependant, comme le passage de l'un à l'autre s'est opéré insensiblement, qu'il a même été enveloppé d'apparences contraires, on est enclin à les confondre.

Le culte chrétien rompant brusquement avec le culte juif et les cultes païens, sa nouveauté frappe soudain tous les esprits. La chute des idoles et de leurs temples n'exige aucune attention pour être remarquée. Si la principale révolution que fait la publication de l'Évangile se passe dans les âmes, néanmoins une révolution extérieure l'accompagne aussi prompte qu'elle. Il est tellement sensible que les chrétiens brisaient avec tout, que c'est de là que les persécutions sont provoquées, et qu'ils sont déclarés ennemis du monde.

Il n'en est point ainsi de la société chrétienne, c'est ainsi que j'appelle la société fondée par la Révolution

le

française sur la déclaration des droits naturels de l'homme : société qui répond au culte spirituel, à l'adoration en esprit et en vérité établie il y a dix-huit siècles, et qui résulte de l'application des principes de l'Évangile à l'ordre civil, aussi immédiatement que culte spirituel ou chrétien, de leur application à l'ordre religieux. Les hommes ne peuvent s'élever intérieurement à Dieu par leur esprit, l'adorer au dedans par leur intelligence et l'aimer par leur cœur, ce qui les rend libres et égaux devant lui, sans qu'ils deviennent égaux et libres entre eux. C'est pourquoi de la liberté et de l'égalité premières sont sorties nécessairement les secondes; mais elles ne sont pas produites tout d'un coup comme elles. Elles ont mis six siècles, depuis la naissance des communes au XII, où elles ont commencé, jusqu'au XVIII, où elles ont achevé de s'établir en France, et il a fallu mille ans pour les préparer.

Pendant ces mille ans, l'esprit humain s'est retiré des idées, des sentiments, des habitudes que lui avaient imprimées les sociétés juive et païenne, qui le dominaient souverainement, et il s'est élevé tout entier intérieurement à Dieu, je veux dire aussi bien du côté civil que du côté religieux; ce qui n'a pu arriver que par la dissolution complète de ces sociétés, du moins quant à leur fondement.

Au x siècle, l'opinion générale faisait finir le monde, et le monde ancien finissait effectivement. Ce qui con

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