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abandonnée à l'esprit humain, en subit les défaillances.

Cependant je n'étais point au bout de mes recherches. Immuable, tant qu'elle se borne à enseigner crûment les articles de foi, la théologie varie, quand elle essaie de les expliquer. Il me fallait découvrir l'explication bonne parmi le déluge des mauvaises que suscitent les faux systèmes de philosophie. Il m'en coûta six ans, de 1824 à 1830. Le plus pénible fut peut-être le droit canonique, les passions et l'intérêt ayant, plus que la faiblesse de la raison, contribué à le dénaturer, afin de l'accommoder au pervertissement qu'a éprouvé le gouvernement de l'Église.

J'ai dit que j'avais rappelé ma pensée à elle-même. Cependant la pensée peut-elle être hors de soi? Quoi de plus étrange! Elle le peut si bien, qu'elle y est presque toujours, qu'un abîme la sépare d'elle-même. Elle ne vit guère que dans les paroles et les actions des autres. Examinez et les gens incultes et ceux qui sont cultivés, combien en trouverez-vous qui, au lieu de penser d'après ce qu'ils entendent dire et ce qu'ils voient faire, pensent d'après eux-mêmes, qui n'empruntent point leurs connaissances?

Les pensées du génie lui appartiennent sans doute; mais quand comprend-il comment il faut comprendre qu'on pense? Newton, Leibnitz, découvrent chacun le calcul différentiel, et pensent d'eux-mêmes. Demandez

leur ce qui s'est passé dans leur esprit, et de quelle manière ils pensent; le premier, ignorant la philosophie, ne saura répondre. Il a réfléchi sur un objet qui est en lui, la quantité intelligible; mais il n'a point réfléchi sur la manière dont il réfléchissait. Il est rentré en lui sans le savoir, ce qui est une absence. Les signes mathématiques qu'il combinait l'ont même tenu hors de lui.

Il en est ainsi des mots qui composent le discours ordinaire; tous pris de la matière, ils y arrêtent la pensée. Ceux qui en désignent, ou les opérations, comme entendre, connaître, réfléchir, voir; ou les propriétés, comme idée; ou qui la désignent elle-même, comme pensée, qui vient de peser, ont été inventés pour les actions des sens, et quelques-uns s'y appliquent encore. Aussi ne saurait-elle exprimer ce qui se passe en soi, car elle n'y trouve rien selon la signification de ces termes. Entend-elle comme l'oreille? Voit-elle comme les yeux? Connaît-elle comme les sens, c'est-à-dire les objets lui apparaissent-ils comme aux sens? Pèse-t-elle comme on pèse un corps? Comprend-elle comme les mains? Détachée de ce qui est sensible, rentrée en soi, qu'y trouve-t-elle ? Elle s'y trouve elle-même, s'y trouve seule. Que dis-je! trouver? On ne trouve que dans les lieux; elle, est-elle un lieu? Il faudrait donc écarter aussi cette expression, et toutes, quelles qu'elles soient. Que le physique disparaisse complétement, voilà

la pensée à soi. Afin de l'y rappeler, que chacun donc s'arrache à tout commerce de ses semblables, à toutes les impressions qu'il en a reçues, à tout signe. Qu'y trouvera-t-il ? Encore une fois, il lui est impossible de le manifester. Il ne pourra dire qu'il voit, la pensée n'a point d'yeux; qu'il connaît, rien de visible n'apparaît à elle; ni qu'il entend, elle n'a point d'oreilles ; qu'il a des idées, elle n'a point de figure, de couleur ; qu'il pense, elle ne pèse aucun corps. Qu'est-ce donc que la science de la pensée ? Elle semble passer l'homme, tant qu'il a un corps, puisque, pour l'acquérir, il est obligé de rompre avec lui.

C'est que, loin de diriger les opérations des sens, il se laisse asservir par elles. La pensée ne voit, n'entend point comme le corps; cependant elle voit, elle entend, mais autrement et infiniment mieux que lui. Elle n'entend point les sons, mais elle entend leurs rapports, puisqu'elle les calcule 1. Elle ne voit point de triangle, de cercle figurés, mais elle voit ce qui constitue le triangle, le cercle. En le voyant, elle se voit; en l'entendant, elle s'entend: or, comme le corps, elle

1. Parlez-vous d'une chose comme étant seule? Elle entend un un applicable aux choses de même espèce, et l'un applicable à toutes choses. Applicable à elle-même car elle entend qu'elle est une. La différence entre elle et les choses physiques, c'est que celles-ci sont unes sans le savoir: elle est une unité qui sait qu'elle est unité. (Ce passage, dans le manuscrit, forme une espèce de parenthèse, ce qui nous a déterminé à le mettre en note. ÉD.)

ne voit pas par un côté, n'entend pas par un autre ; tout entière elle voit, elle entend. Tout ce qu'elle voit, elle l'entend, et tout ce qu'elle entend, elle le voit. Tout ce qu'elle voit, entend, c'est elle-même qu'elle voit, qu'elle entend.

Voilà la merveilleuse propriété qui la distingue. Elle est toute entendante, toute voyante, toute connaissante ou s'apparaissante, toute pesante, toute se parlante; car s'entendre, se voir, s'apparaître, se peser, c'est se parler. Tout ce qui se rencontre véritablement, et non pas en apparence (comme les couleurs), dans les corps, est dans l'âme, mais infiniment relevé. Par quoi est-elle cela? Demandez par quoi le cercle est rond, le carré, carré. Telle est son essence.

Enfermant une perfection supérieure aux choses non pensantes, si elle n'était, je parle de la pensée en soi, de Dieu, et non de l'humaine seulement, si elle n'était pas, il Ꭹ aurait un vide, l'être qu'elle achève serait tronqué, ou nul.

Les choses matérielles qui éloignent tant la pensée de soi servent admirablement à l'y rappeler, quand on sait s'y prendre. Voilà un triangle, un cercle: supposez que, tout à coup, ils deviennent pensants. Le triangle s'entendra triangle, le cercle, cercle le cercle, le triangle général, qui est un, et une infinité de cercles, de triangles particuliers. En s'entendant triangle, cercle, ils entendront tout ce qu'est le triangle, le cercle, et rien

de plus, parce qu'ils ne sont pas autre chose. Ainsi de chaque objet. Concevez-en un qui, en s'entendant, entend tous les autres : voilà la pensée ramenée à soi; vous voilà au fond de la vôtre, vous entendant entendre.

En s'entendant, la pensée entend une entendence (je crée le mot) éternelle. Ce qu'elle entend est éternel, absolument infini, plénitude de perfection: ce qui lui manque à elle. En l'entendant éternel, elle l'entend donc principalement dans une pensée d'une entendence éternelle, c'est-à-dire qui s'entend éternellement. Ainsi elle s'entend dans son propre entendement et dans celui-là; c'est-à-dire, quand elle s'entend, elle s'entend et entend l'entendement éternel.

Mal rappelée à soi, elle pourra s'imaginer, ou qu'elle n'entend qu'en soi, ou qu'elle n'entend qu'en Dieu, ou même qu'elle n'entend ni en soi ni en Dieu, mais dans les sensations. De là trois fausses manières d'entendre qu'on entend, trois faux systèmes de philosophie auxquels se rapportent tous les autres, ou qui, seuls, sont essentiellement différents. C'est la pensée qui, saisissant mal ce qu'elle est, s'exagère sa perfection ou son imperfection. Si elle s'entend en elle seule, elle s'entend éternelle; elle entend qu'elle entend éternellement, infiniment, souverainement, c'est-à-dire qu'elle est Dieu. Si elle s'entend en Dieu seul, si lui seul forme l'entendence de la pensée, elle entend qu'elle n'est rien; à plus forte raison, si elle entend qu'elle n'entend ni

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