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hautes cultures de l'intelligence. Il semble qu'on veuille la décourager et l'éconduire; que toute idée grande, tout sentiment désintéressé, importunent; qu'on ambitionne le règne des Gorgias, des Calliclès, et la condition d'Athènes et de Rome aux jours de leur décadence. Serait-ce là par hasard ce que M. de Rémusat appelle la bonne politique et la bonne philosophie? Elles rendraient bientôt la France tellement méprisable, qu'elle ne vaudrait seulement pas la peine qu'on prendrait de la mépriser.

Si M. de Rémusat avait jugé à propos d'apprendre la philosophie, il pourrait la savoir; il a l'esprit juste, pénétrant, lucide. Différent de certains écrivains qui s'emparent furtivement des idées des autres et cherchent à étouffer les auteurs, il proclame hautement ce qu'il doit à chacun, c'est-à-dire qu'il a la probité littéraire.

⭑ SUR LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE'.

De quelque manière que les philosophes conçussent la pensée, toujours ils la prenaient existante pour l'étudier. Fichte s'est avisé de supposer qu'elle n'existait pas et de l'étudier pendant qu'elle arriverait à l'existence. Ce nouveau genre de philosopher, MM. de Schelling et

4. Doctrine de la science, de Fichte, traduite par P. Grimblot; Système de l'idéalisme transcendental, de Schelling, traduit par le même; Bruno, ou du Principe divin et naturel des choses, de Schelling, traduit par C. Husson.

Hegel l'ont appliqué à l'univers et à Dieu; il ne s'agit plus seulement de connaître, mais de créer, ou, comme ils disent encore, de construire l'humanité, la nature et l'être souverain.

Une pareille entreprise ne s'est pas formée tout d'un coup; elle a été préparée par Kant, s'efforçant de réfuter Berkeley, qui niait les corps, et Hume, qui ne trouvait aucun lien entre l'effet et la cause, tellement, par exemple, que, selon lui, il n'y a d'autre raison que l'habitude d'espérer que le soleil se lèvera demain. Si Kant avait su la philosophie, qui est le rappel de la pensée à soi, rien ne lui aurait été plus facile que cette réfutation. Nous ne pouvons rejeter l'existence des corps, celle de Dieu, la nôtre, ou en douter, que parce que notre pensée s'éloigne d'elle-même. Qu'elle se prenne dans son fond, elle prendra notre substance, qui est ce fond, elle prendra en même temps la substance divine, qui enveloppe la nôtre pour la soutenir, la conserver. Certains par là que nous existons, nous qui sommes finis; certains par là que Dieu, qui est hors de nous, existe, nous concluons que les corps, qui sont hors de nous et finis, existent pareillement. Observons, en passant, que cette certitude, quoique suffisante, n'est point absolue comme l'autre, parce que nous ne saisissons point immédiatement les corps, comme nous nous saisissons immédiatement nous-mêmes et comme nous saisissons immédiatement Dieu.

Maintenant, quel système suivait Berkeley? Celui de Malebranche, que nous n'avons point de pensée propre et que Dieu pense en nous. Or, si nous n'avons point une pensée qui nous appartienne, nous ne pouvons rien saisir par la pensée, ni les corps, ni Dieu, ni nousmêmes. Que dis-je, nous-mêmes? Le nous n'a plus de sens, puisque nous n'avons point de substance pensante, que notre être consiste dans l'organisme. Si Berkeley s'était compris, il aurait nié Dieu et soi-même aussi bien que l'univers. Mais, pour le retirer de son scepticisme partiel, ou du scepticisme total, il suffisait de le retirer de l'erreur de Malebranche, en lui montrant qu'elle anéantit à notre égard la connaissance, nous anéantit nous-mêmes; de le forcer à nous reconnaître la pensée et de lui apprendre à rentrer dans la sienne, c'est-à-dire en lui-même.

Quel système embrassait Hume? Celui de Malebranche, que nous sommes privés de la pensée, c'està-dire des idées, car ce sont les idées qui constituent l'essence de la pensée; et celui de Locke, que les idées viennent des sens. Si Dieu pense en nous, si par là il y fait tout, il fait tout également dans les corps, qui sont des créatures comme nous et dans la même dépendance du Créateur. Si Dieu fait tout dans les créatures, les créatures ne font rien, elles ne sont donc pas des causes. Malebranche l'enseigne hautement, et il déclare que Dieu est la cause unique des effets que nous attribuons

aux créatures. Si nous ne sommes point une cause, si nous ne produisons point nos actes d'intelligence et de volonté, nous ne pouvons pas même avoir l'idée de cause, puisque, pour nous, cette idée se découvre dans les actes, se fonde sur la puissance qui les produit, c'est-à-dire sur la pensée, et que la pensée avec ses actes nous étant étrangère, l'idée de cause à laquelle ils don nent naissance, l'est aussi. Voilà comment Hume était conduit par Malebranche à rejeter la notion de cause à l'égard de tout, et les causes elles-mêmes touchant les corps et les esprits. Locke l'entraînait à nier la cause en Dieu; car si les idées viennent des sens, si c'est par les sens que nous pensons, comment nous élever à Dieu, pur esprit? Quel rapport est-il possible de concevoir entre lui et les choses? Hume ne voyait aucun moyen de conclure de l'univers, comme effet, à Dieu comme cause. Avec la ruine des causes secondes et de la cause première, l'ordre disparaît du monde; il n'est plus qu'un chaos, où règnent le hasard et l'incertitude. Que fallait-il pour renverser ce pyrrhonisme? Montrer que nous pensons avec une pensée qui nous appartient; quin'est empruntée, ni aux sens, comme le veut Locke, ni à Dieu, comme le veut Malebranche.

Kant, ne voyant point à quoi tenaient le scepticisme et l'idéalisme qu'il se proposait de combattre, prit une voie différente. Berkeley soutenait que Dieu nous affecte des sensations que nous croyons produites par les corps;

Kant se dit : J'établirai que les sensations font partie de notre intelligence. Hume soutenait que l'habitude nous gouverne, qu'il est impossible de prévoir aucun événement par la raison ou à priori; Kant se dit : J'établirai que les conceptions à priori ou étrangères à l'expérience font partie de l'intelligence. Enfin j'unirai tellement l'idée et la sensation, que la sensation sera l'objet de l'idée, et l'idée la signification de la sensation. L'idée, par elle-même, ne s'appliquant à rien de réel, ne fera rien connaître; comme la sensation ne fait rien connaître non plus, parce qu'elle ne renferme que le simple phénomène, et non la raison du phénomène, le concours de l'une et de l'autre sera également essentiel pour comprendre.

Qu'est-il résulté de cette théorie de la connaissance? c'est que tout ce qui ne tombe pas sous les sens, c'està-dire l'âme, Dieu et les substances des corps, sont impénétrables, et que nous ne pouvons dès lors savoir s'ils existent. Or, n'est-ce pas là le scepticisme de Hume, ét aussi, non-seulement l'idéalisme partiel de Berkeley à l'égard des corps, mais l'idéalisme universel, car on doit finir par nier ce qui nous échappe? Mais ce n'est pas à cette conséquence que je veux m'arrêter, quelque plaisante qu'elle soit.

L'idée est intérieure, la sensation extérieure. Ainsi, d'après Kant, l'intelligence résulte d'une chose qui est au dedans et qu'il appelle sujet, et d'une chose qui est

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