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fond de sa mystérieuse retraite des vins rares, des fleurs chères, des bougies nombreuses.

Enfin, un nouveau personnage est introduit dans le drame, c'est l'abbé Lambert, qui voit et qui entend toutes ces choses, et qui est leur caution auprès de la postérité.

N'avions-nous pas raison de le dire? il serait impossible de rien ajouter à ce récit, rien; si ce n'est la vérité.

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Hélas! oui, ce banquet, ce Bailleul caché dans Paris, ces vins, ces fleurs, ces bougies, ces discours et jusqu'à cet abbé Lambert, tout cela n'est purement et simplement qu'une fable.

Enfin, il n'y a pas eu de dernier banquet des Girondins, et Lasource et Sillery, quoiqu'ils y aient été fort éloquents, n'étaient même pas à la Conciergerie.

V

D'abord, le pivot sur lequel roule toute cette histoire, c'est la promesse faite par Bailleul d'envoyer aux Girondins, absous ou condamnés, un dernier repas, triomphal ou funèbre; promesse que Bailleul, échappé à la proscription et caché dans Paris, aurait religieusement tenue par l'intermédiaire

d'un ami.

Voilà, sauf les vins rares, les fleurs chères et les bougies nombreuses, sur lesquelles nous reviendrons, le fond même de l'histoire du Dernier Banquet des Girondins.

Or, cette donnée fondamentale du récit sur laquelle tout repose est une première fable, car Bailleul, au lieu d'être sorti de prison et de se tenir caché dans Paris, était, comme les Girondins, et en même temps qu'eux, prisonnier à la Conciergerie, d'où il ne sortit que cinq mois après la mort des Girondins.

En effet, Bailleul, arrêté à Provins, fut écroué à la Conciergerie le 9 octobre 1793, trois jours après les Girondins. Voici le texte de son écrou :

<«< Dudit jour, neuf octobre 1793, 2o de la République française, une et indivisible.

« Le citoyen Jacques-Charles Bailleul, ex-député à la Convention nationale, a été, à la requête de l'accusateur public du tribunal révolutionnaire, en vertu d'un mandat d'arrêt décerné aujourd'hui, comme prévenu de conspiration contre l'unité et l'indivisibilité de la République, et liaisons criminelles avec les ennemis de la République, traduit au tribunal, et envoyé à la maison de céans, par arrêté du Comité de sûreté générale et de surveillance de la Convention, a été écroué en la maison de céans, pour y rester comme en maison d'arrêt, jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné, par moi, huissier soussigné;

et lui ai, en parlant à sa personne, laissé copie tant dudit mandat que du présent.

« Signé: FAVERNIER 1.»

Le registre d'écrou de la Conciergerie ne porte pas en marge, comme il le devrait, la mention de la sortie de Bailleul; mais nous avons cherché dans les registres des autres prisons de Paris, et nous avons trouvé qu'il avait été transféré de la Conciergerie au Luxembourg, le 3 ventôse an II-21 février 1794.-Voici encore le texte de l'écrou :

* 3 ventôse.

« Le nommé Bailleul, membre de la Convention nationale, a été reçu dans cette maison, en exécution de l'arrêté du Comité de sûreté générale, sur mandat de l'administration de police.

« Signé: CORDAS et MASSÉ. »

En marge de cet écrou est écrite la mention suivante :-<«< 21 thermidor, mis en liberté2. »

Ainsi, Bailleul, entré à la Conciergerie le 9 octobre 1793, n'en partit, le 21 février suivant, que pour entrer à la prison du Luxembourg, d'où il ne

1 Registre d'écrou de la Conciergerie, T. R. tribunal révolutionnaire, du 8 novembre 1792 au 13 prairial an II; feuillet 33. {Archives de la Préfecture de police.)

2

* Registre d'écrou de la prison du Luxembourg, du 26 juillet 1793 au 30 mai 1794, p. 121. (Archives de la Préfecture de police.)

sortit que onze jours après la mort de Robespierre, le 8 août 1794, et dix mois après la mort des Girondins.

On le voit, ces deux écrous démolissent de fond en comble toute la légende du dernier banquet des Girondins.

Bailleul, sorti de prison, Bailleul échappé à la mort, Bailleul caché dans Paris, Bailleul tenant, au péril de sa liberté et de sa vie, la promesse faite aux Girondins; enfin le Bailleul de la tradition, le Bailleul de Charles Nodier, de l'abbé Lambert et de M. de Lamartine, a disparu; et, à sa place, nous avons un Bailleul vulgaire, impuissant, écroué à la Conciergerie, d'où il ne sort, cinq mois après la mort des Girondins, que pour aller passer six autres mois à la prison du Luxembourg.

Que si, par aventure, on voulait imaginer, en un tel désarroi, une nouvelle tradition sur le banquet, et dire que si Bailleul libre n'a pas ordonné le festin du dehors, Bailleul captif a pu l'envoyer chercher de son cachot, il convient d'observer que cette supposition est impossible à admettre.

En effet, nul, pas même les Girondins, n'avait pu prévoir le jour et l'heure de la condamnation. Elle fut précipitée, à l'audience du 9 brumaire-30 octobre-en vertu d'un décret de la Convention rendu le matin même; et, au moment où l'arrêt fut rendu, les plaidoiries n'avaient pas encore commencé.

Bailleul, prisonnier lui-même, ne put donc apprendre la condamnation de ses collègues qu'à onze heures et demie du soir, et de la bouche des Girondins, descendus du tribunal révolutionnaire; par conséquent, il ne put pas avoir tenu prêt à leur arrivée un banquet de vingt personnes au moins; à supposer qu'un tel banquet avec des vins rares, des fleurs chères et des bougies nombreuses, fût possible, même en plein jour, pour un prisonnier de la Conciergerie, attendant sa mise en jugement, dans une ville livrée à la terreur et à la famine.

Ainsi, la base fondamentale du banquet est ruinée, et le banquet avec elle. En bonne logique, la discussion pourrait s'arrêter là; mais nous allons montrer que, fabuleux dans sa donnée principale, le banquet est encore fabuleux dans ses détails; car Sillery et Lasource, qui répondent aux provocations bruyantes, à la gaieté feinte et à la fausse indifférence de Main vielle, d'Antiboul, de Ducos, de Fonfrède et de Duchâtel, n'étaient pas à la Conciergerie, mais au Luxembourg.

VI

Nous l'avons dit en traçant le tableau du séjour des Girondins dans les prisons de Paris, seuls, Sillery et Lasource ne purent pas, en raison de leur état

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