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V

Roland n'était pas fait pour remplir d'illusions bien gracieuses les rêves de Manon; aussi mit-elle cinq ans à se laisser gagner le cœur. L'amie de couvent qui le lui présentait, s'exprimait en ces termes :

«Cette lettre te sera remise par le philosophe dont je t'ai fait quelquefois mention, M. Roland de la Plâtière, homme éclairé, de mœurs pures, à qui l'on ne peut reprocher que sa grande admiration pour les anciens, aux dépens des modernes qu'il déprise, et le faible de trop aimer à parler de lui. » Du reste, voici l'impression qu'il produisit :

« Je vis un homme de quarante et quelques années, haut de stature, négligé dans son attitude, avec cette espèce de roideur que donne l'habitude du cabinet; mais ses manières étaient simples et faciles, et, sans avoir le fleuri du monde, elles alliaient la politesse de l'homme bien né à la gravité du philosophe. De la maigreur, le teint accidentellement jaune, le front déjà peu garni de cheveux, n'altéraient point des traits réguliers, mais les rendaient plus respectables que séduisants. Sa voix était måle, son parler bref, comme celui d'un homme qui n'aurait pas la respiration très-longue 1. »

1 Madame Roland, Mémoires, 4° partie, p. 26, 27.

Tout cela était, comme on voit, fort loin de Télémaque, d'Alcibiade et de Tancrède.

La situation de Manon n'était pas alors très-brillante. Sa mère était morte; son père avait fort compromis la fortune du ménage, et il ne lui restait que cinq cents livres de rente, avec lesquelles elle se retira au couvent de la Congrégation. « Des pommes de terre, dit-elle, du riz, des haricots cuits dans un pot, avec quelques grains de sel et un peu de beurre, variaient mes aliments et faisaient ma cuisine, sans me prendre beaucoup de temps 1. >>

Roland, à qui cette nouvelle position fut loyalement exposée, ne se montra que plus empressé. Manon résistait toujours. « Je ne me dissimulais pas, dit-elle, qu'un homme qui aurait eu moins de quarante-cinq ans n'aurait pas attendu plusieurs mois pour me déterminer à changer de résolution, et j'avoue bien que cela même avait réduit mes sentiments à une mesure qui ne tenait rien de l'illusion. >> Enfin, Manon se décida en 1780. Elle avait vingtsix ans, et Roland en avait, non pas quarantecinq, mais quarante-huit, étant né en 1732o.

Madame Roland ne s'était, comme elle dit, fait aucune illusion, et elle n'en conserva en effet au

1 Madame Roland, Mémoires, 4e partie, p. 28, 39.

2 Le contrat de mariage de madame Roland, passé chez Durand, notaire, place Dauphine, est du mois de février 1780. Mémoires, 2e partie, p. 79.)

cune. « Je n'ai pas cessé un seul instant, dit-elle, de voir dans mon mari l'un des hommes les plus estimables qui existent; mais j'ai senti souvent qu'il manquait entre nous de parité. Si nous vivions dans la solitude, j'avais des heures quelquefois pénibles à passer; si nous allions dans le monde, j'y étais aimée de gens dont je m'apercevais que quelques-uns pourraient trop me toucher. Je me plongeais dans le travail avec mon mari, autre excès qui eut son inconvénient, je l'habituai à ne savoir se passer de moi pour rien au monde, ni dans aucun instant '; >> paroles graves, et qui expliquent comment, parmi les plaisirs de la première année de son mariage, madame Roland eut à rédiger l'Art du tourbier.

Jean-Marie Roland de la Plâtière était né, en 1732, à Villefranche, en Beaujolais. Il était le dernier de cinq frères, qui furent tous mis dans l'Église, excepté lui. La famille possédait, à deux lieues de Villefranche, dans la paroisse de Thésée, le clos de la Plâtière, dont il avait allongé son nom, quoique le clos fût la propriété de son frère aîné2. Il dissipa, encore très-jeune, la portion la plus considérable de sa fortune, et se rendit à Nantes en 1752, avec la pensée d'aller aux Indes orientales. Un parent qu'il avait à Rouen, et qui était dans les inspections des manufactures, lui inspira le goût de ce genre d'ad

1 Madame Roland, Mémoires, 4 partie. p. 40, 41.

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ministration; il acheta une vacance, et il était à Amiens, inspecteur des manufactures de la généralité, en 1780, avec environ six mille livres de traitement, lorsqu'il se maria1.

Fatigué, dégoûté, malade, il songeait à prendre sa retraite en 1784, pour se retirer à Villefranche, lorsque madame Roland, qui se trouvait à Paris, fit, dit-elle, cette réflexion, « qu'il serait meilleur d'aller chez soi avec une place qu'autrement2; » et, sans prévenir Roland, elle obtint l'échange de l'inspection d'Amiens contre celle de Lyon, ce qui lui permit en effet de se retirer, avec huit mille livres de traitement, à Villefranche, où, à partir de ce moment, l'Almanach royal marque sa résidence, jusqu'à la suppression des inspecteurs, prononcée par l'Assemblée constituante, en 1791.

C'est à Villefranche, dans la maison du frère ainé, chanoine-chantre de la collégiale de cette ville, que le couple philosophe passa plusieurs années, occupé de travaux médiocrement littéraires, auxquels madame Roland mettait la dernière main.

Madame Roland avait commencé à écrire en 1775. Sans faire précisément ses Mémoires, elle rédigeait ce qu'elle avait intitulé: OEuvres de loisir et Réflexions diverses 3. Il n'en est rien resté. Il ne paraît

1 Almanach royal de 1784, p. 273.

2 Madame Roland, Mémoires, 4e partic, p. 16. 3 Ibid., 4 partie, p. 4.

pas qu'on doive regretter cette perte, par les vers suivants, qu'elle adressait, en 1775, à M. de Boismorel: Les Dieux, disait-elle,

Aux hommes ouvrant la carrière
Des grands et des nobles talens,
Ils n'ont mis aucune barrière
A leurs plus sublimes élans.
De mon sexe faible et sensible
Ils ne veulent que des vertus;
Nous pouvons imiter Titus,
Mais dans un sentier moins pénible.
Jouissez du bien d'être admis
A toutes ces sortes de gloire!
Pour nous le temple de Mémoire
Est dans le cœur de nos amis 1.

Les Mémoires de madame Roland sont son vrai titre, un titre considérable, à la gloire littéraire. Ils sont évidemment, avec ceux de Dumouriez, l'œuvre la plus curieuse et la plus originale, en ce genre, qu'ait produit la fin du dernier siècle; aucun autre livre ne présente autant de faits, racontés avec autant de verve et d'esprit.

Les auteurs d'une compilation récente, entreprise pour servir d'apologie à la Terreur, ont cru devoir contester l'authenticité des Mémoires de madame Roland. Il est certain qu'il y aurait un intérêt puissant pour la mémoire de Robespierre, de Marat

1 Madame Roland, Mémoires, 1re partie, p. 102.

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