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LIVRE CINQUIÈME

MADAME ROLAND.

SOMMAIRE.-Portrait de madame Roland, tracé par elle-même. -Sa famille.-Son éducation.-Ses lectures.-Son orgueil.Son républicanisme.-Son boucher la demande en mariage. -Elle fait la connaissance de Roland.-Portrait de Roland. -Mariage.-Précédents de Roland. - Travaux littéraires du ménage.-Écrits de madame Roland.- Authenticité de ses Mémoires. Madame Roland supérieure à Roland. - Son caractère. Il veut faire cuire les morts et les juger. - Madame Roland sollicite des titres de noblesse.-Elle devient démagogue. Roland et sa femme viennent à Paris. — Portraits de Brissot, de Petion, de Buzot, de Barbaroux, de Condorcet, de Robespierre.-Comment Roland devient ministre.-Hôtel du ministère de l'intérieur.-Madame Roland le dirige. Ses travaux, ses inventions.-Fondation du Bureau de l'Esprit public.-Fonds secrets donnés à Marat.-La passion de madame Roland.-Chute du ministère girondin.Second ministère.-Les Girondins ensevelis sous leur triomphe. Arrestation, captivité et mort de madame Roland.

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I

Emprisonnée à Sainte-Pélagie, au mois d'août 1793, Madame Roland faisait ainsi, à trente-neuf ans, le portrait de ce qu'elle avait été à quatorze.

« A quatorze ans, comme aujourd'hui, j'avais environ cinq pieds; ma taille avait acquis toute sa croissance; la jambe bien faite, le pied bien posé,

les hanches très-relevées, la poitrine large et superbement meublée, les épaules effacées, l'attitude ferme et gracieuse, la marche rapide et légère, voilà pour le premier coup d'œil.

«Ma figure n'avait rien de frappant, qu'une grande fraîcheur, beaucoup de douceur et d'expression. A détailler chacun des traits, on peut se demander où donc est la beauté? Aucun n'est régulier, tous plaisent.

<«< La bouche est un peu grande; on en voit mille de plus jolies, pas une n'a le sourire plus tendre et plus séducteur. L'oeil, au contraire, n'est pas fort grand, son iris est d'un gris châtain, mais placé à fleur de tête, le regard ouvert, franc, vif et doux, couronné d'un sourcil brun comme les cheveux et bien dessiné, il varie dans son expression comme l'âme affectueuse dont il peint les mouvements. Sérieux et fier, il étonne quelquefois, mais il caresse bien davantage et réveille toujours.

« Le nez me fait quelque peine, je le trouve un peu gros par le bout; cependant considéré dans l'ensemble, et surtout de profil, il ne gâtait rien au reste. Le front large, nu, peu couvert à cet âge, soutenu par l'orbite très-élevée de l'œil et sur le milieu duquel des veines en Y s'épanouissaient à l'émotion la plus légère, était loin de l'insignifiance qu'on lui trouve sur tant de visages.

<«< Quant au nez assez retroussé, il a précisément

les caractères que les physionomistes indiquent pour ceux de la volupté. Lorsque je les rapproche de tout ce qui m'est particulier, je doute que jamais personne fût plus faite pour elle et l'ait moins goûtée. Le teint vif plutôt que très-blanc, des couleurs éclatantes, fréquemment renforcées de la subite rougeur d'un sang bouillant, excité par les nerfs les plus sensibles; la peau douce, les bras arrondis, la main agréable, sans être petite, parce que ses doigts allongés et minces annoncent l'adresse et conservent de la grâce; des dents fraîches et bien rangées; l'embonpoint d'une santé parfaite; tels sont les trésors que la nature m'avait donnés.

« J'en ai perdu beaucoup, surtout de ceux qui appartiennent à l'embonpoint et à la fraîcheur. Ceux qui me sont restés cachent encore, sans que j'y emploie aucun art, cinq à six de mes années, et les personnes même qui me voient tous les jours ont besoin que je leur apprenne mon âge pour me croire plus de trente-deux ou de trente-trois ans. Ce n'est que depuis mes pertes que je connais tout ce que j'avais; je ne savais pas son prix, lorsque je le possédais, et peut-être cette ignorance en augmentaitelle la valeur ; je ne le regrette point aujourd'hui, parce que je n'en ai pas abusé; mais si le devoir pouvait s'accorder avec mon goût pour laisser moins inutile ce qui me reste, je n'en serais pas fâchée.

<«< Mon portrait a été dessiné plusieurs fois, peint

et gravé aucune de ses imitations ne donne l'idée de ma personne. Elle est difficile à saisir, parce que j'ai plus d'âme que de figure, plus d'expression que de traits. Un artiste ordinaire ne peut la rendre ; il est même probable qu'il ne la voit pas.

«Ma physionomie s'anime en raison de l'intérêt qu'on m'inspire, de même que mon esprit se développe en proportion de celui qu'on emploie avec moi. Je me trouve si bête avec tant de gens, que, m'apercevant de mes ressources avec les personnes spirituelles, j'ai cru longtemps, dans ma bonhomie, que c'était à leur habileté que j'en étais redevable. Je plais généralement, parce que je craindrais d'offenser qui que ce fùt; mais il n'appartient pas à tous de me trouver jolie et de sentir ce que je vaux.

« Ce goût de plaire qui soulève un sein naissant, qui fait éprouver une douce émotion aux regards flatteurs dont on s'aperçoit être l'objet, combiné singulièrement avec la timidité de la pudeur et l'austérité de mes principes, répandait sur ma personne, comme il prêtait à ma toilette, un charme tout particulier. Rien de plus décent que ma parure, de plus modeste que mon maintien. J'aimais qu'ils annoncassent la retenue; je n'y voulais que la grâce et l'on en vantait l'agrément.

« Cependant ce renoncement au mon le, ce mépris de ses pompes et de ses œuvres, continuellement recommandé par la morale chrétienne, s'acco: dait

mal avec les inspirations de la nature. Leur contradiction me tourmentait d'abord; mais le raisonnement s'étendit nécessairement sur les règles de conduite comme sur les mystères de la foi. Je m'appliquai avec une égale attention à rechercher ce que je devais faire et à examiner ce que je pouvais croire. L'étude de la philosophie, considérée comme la science des mœurs et la base de la félicité, devint mon unique étude; je lui rapportais mes lectures et mes observations.

« Il m'arriva en métaphysique, en systèmes, ce que j'éprouvais en lisant les poëmes; j'adoptais les opinions dont la nouveauté ou l'éclat m'avait frappée... Lorsque je suivis les anciennes sectes de philosophes, je donnai la palme aux stoïciens. Je m'essayai, comme eux, à soutenir que la douleur n'était point un mal, et cette folie ne pouvant durer, je m'obstinai du moins à ne jamais me laisser vaincre par elle. Mes petites expériences me persuadèrent que je pourrais endurer les plus grandes souffrances sans crier. Une première nuit de mariage renversa mes prétentions, que j'avais gardées jusquelà. Il est vrai que la surprise y fut pour quelque chose, et qu'une novice stoïcienne doit être plus forte contre le mal prévu que contre celui qui frappe à l'improviste, lorsqu'elle attend tout le contraire 1. >>

1 Madame Roland, Mémoires, 3° partie, p. 59, 60, 61, 62.

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