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heur eft un être de raison, il n'eft pas concevable, quand bien même il feroit poffible, qu'un homme qui auroit vécu dans des délices continuelles, eût la moindre idée du vrai plaifir: ce n'eft que par fon abfence & fon retour, ce n'eft que par des momens contraftés de travail & de repos, de volupté & de douleur, qu'on peut connoître le prix d'un état heureux. Le tableau des miferes humaines eft trop frappant pour vouloir le déguifer. » L'homme, dit Rouffeau, eft un miroir de douleur: " c'eft ce qui faifoit dire auffi aux anciens que » Promethée avoit détrempé dans fes » larmes le limon dont il paîtrit la race humaine; d'autres penfoient que » les Dieux étoient ivres de nectar, lorfqu'ils formerent l'homme. " Que de maux extérieurs ou intérieurs affiegent notre vie!

Malgré tous ces obftacles qui s'oppofent à notre félicité, il eft pourtant certain » que nous y pouvons (a) quelque chofe," comme l'a remarqué M. de Fontenelle. Si nous avons foin de fimplifier nos befoins, de retrancher nos défirs, & d'observer exactement toutes les loix-fociales, nous fommes déjà avancés dans la carriere du bonheur.

Deux mots d'Horace renferment dans leur précision, la fubftance des vrais moyens de parvenir au bonheur; matiere d'ailleurs fi rebattue dans tant de traités volumineux. Voici comment j'ai effayé de rendre les vers de cet ancien poëte à ce sujet.

b) Ne s'étonner de rien, c'eft, tout confidéré Du folide bonheur le feul gage affuré.

Que de fens ne renferment point ces deux mots fi fimples, ne s'étonner de rien nil admirari ! L'homme qui aura une fois bien pénétré la profondeur de cette maxime, ne se tourmentera plus à rechercher, péniblement hors de lui, le fecret du bonheur que la nature a mis dans fes mains. Il faura apprécier la fortune, ne fe laiffera point éblouir par l'éclat des fes faveurs; il découvrira aisément les maux réels déguifés fous ces furfaces trompeufes de contentement. Il ne regardera que comme des infiniment petits, & qu'avec un fouris de compaffion, tous ces êtres qui ne cherchent qu'à fe guinder fans ceffe fur les échaffes de l'orgueil & des prétendues grandeurs humaines. Rien ne l'étonnera, & il fera préparé d'avance à tout événement: Nil admirari.

Il aura foin principalement de fe préserver de toute fenfibilité exceffive, & de s'envelopper, felon la maxime d'un ancien, du manteau de fon indifférence. C'eft le grand point de la morale du philofophe;,, & tel eft

(a) M. de Fontenelle, Traité du bonheur.

(b)

numici.

Nil admirari prope res eft una,
Solaque qua poffit facere ac fervare beatum. Horat...

dit

» dit M. d'Alembert (a) le déplorable état de la condition humaine » qu'il faut prefque toujours renoncer aux plaifirs pour éviter les maux » qui en font la fuite ordinaire. Cette infipide exiftence qui nous fait fup» porter la vie fans nous y attacher, eft l'objet de l'ambition & des > efforts du fage : & c'eft en effet, tout mis en balance, la condition » que notre fituation préfente doit nous faire défirer le plus. Encore la » plupart des hommes font-ils affez à plaindre pour ne pouvoir pas, par » leurs foins, fe procurer cet état d'indifférence & de paix. «

Ce feroit néanmoins mal interpréter le fentiment des philofophes, que de s'imaginer qu'en nous recommandant le calme de l'indifférence, ils aient voulu nous livrer à l'inaction totale des fens; ils n'ont prétendu nous inspirer que l'éloignement de ces plaisirs bruyans qui privent l'ame de la jouiffance d'elle-même, pour nous rappeller à cette volupté pure que l'on goûte dans l'étude, & pour nous introduire dans ce temple de la fageffe dont parle Lucrece, dans lequel on coule des jours fereins: c'eft dans ce port affuré qu'elle en contemple à loifir les naufrages de ces malheureux humains qui vont échouer chaque jour contre les écueils de l'ambition; c'estlà qu'on apprend à connoître & à écarter, autant qu'il eft poffible, ces ténebres & ces dangers qui environnent notre foible existence.

Ceux qui font moins touchés des réflexions que des exemples, ne peuvent pas en choifir un plus illuftre, que celui de madame de Maintenon, pour réduire à leur jufte valeur, les idées du vulgaire fur l'effence du vrai bonheur. La fortune fembloit avoir épuisé fes faveurs fur elle. Selon l'opinion commune, elle devoit être au comble de la profpérité & de la joie. Cependant elle avoue, dans fes lettres, qu'elle n'y tient plus, & qu'elle voudroit être morte, tant l'ennui qui devore les grands eft affreux, tant il y a de vuide dans les profpérités humaines.

Ce peu de réflexions n'eft qu'un fimple développement des fentimens de Gaffendi fur cette matiere auxquels on a cru pouvoir joindre quelques paffages pris des plus illuftres auteurs. Si d'ailleurs on veut avoir une jufte idée de la morale de Gaffendi, on en trouvera le germe dans les maximes fuivantes d'Epicure, qu'il ne fera pas inutile de rapporter ici, en fuivant la traduction qu'en a donnée M. l'Abbé Batteux, avec les notes qu'on y a joint.

La jeunesse n'est point une raison pour différer d'embraffer la philofophie, ni la vieilleffe pour ceffer de la fuivre, puifqu'il n'eft point d'âge Indifférent pour fe procurer la fageffe de l'ame: dire qu'il n'eft point temps de fe livrer à l'étude de la fageffe, ou dire qu'il n'en eft plus temps, c'eft dire qu'il eft trop tôt ou trop tard pour travailler à fon bonheur; on doit s'attacher à cette étude, quand on eft jeune, afin qu'en vieilliffant on rajeuniffe toujours par le fouvenir d'une agréable conduite.

(a) M. d'Alembert, Mélange de littérature, &c, Morale de philofophie, tome 4, Tome XX,

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Il faut donc nous occuper de ce qui peut faire notre bien-être, puifque nous avons tout dans le bien-être, & que quand nous ne l'avons point, nous faisons tout pour y parvenir.

Ce n'eft pas la quantité, mais le goût, qui fait le mérite des viandes. Il en eft de même de la vie : ce n'eft point par fa durée, mais par les fatisfactions dont on a joui, qu'il faut en apprécier la valeur.

On a dit mal-à-propos que le premier bonheur étoit de n'être pas né, & le fecond de mourir auffi-tôt qu'on a vu le jour. Si le prétendu fage qui a avancé cette maxime, en étoit bien convaincu, que ne quittoit-il luimême la vie! car on le peut quand on veut s'il plaifantoit, c'étoit un fot; car on ne plaifante point fur une matiere fi grave.

Par la connoiffance exacte des défirs & de leurs objets, on fait ce qu'il faut fuir & rechercher pour la fanté du corps & la paix de l'ame. Deux chofes qui conftituent notre bonheur: Corps fans douleur, ame fans trouble.

La volupté eft le principe & le terme du bonheur de la vie, c'eft le bien effentiel où fe porte notre nature; c'eft fon premier mobile; c'eft le fentiment qui eft la pierre de touche pour tout ce que nous appellons bien. Il y a des cas où nous rejetterons de grands plaifirs, quand, par exemple, ils feront fuivis de plus grandes peines. Il y en a d'autres où nous embrafferons de grandes & longues peines, quand elles feront fuivies de plus grands plaifirs.

Ainfi, quoique tout plaifir foit un bien en foi, parce qu'il convient à notre nature, il y a pourtant des plaifirs qu'il faut fe refufer; de même, quoique toute douleur foit un mal en foi, il y a néanmoins des douleurs que l'on doit embraffer; c'est à la raifon à pefer les inconvéniens & les

avantages.

Nous regardons la modération comme un grand bien, non pour nous faire une regle de nous contenter de peu, mais afin que nous puiffions nous y borner quand nous n'avons rien de plus, parce que nous fommes perfuadés qu'on jouit d'autant mieux de l'abondance, qu'on (a) a le secret de s'en paffer, & que nous favons d'ailleurs que le plaifir, de fa nature, eft à la portée de tous les hommes, & que celui de la fantaisie eft de difficile accès. Les mets les plus communs nous procurent autant de plaifir que les viandes les plus fucculentes, quand ils nous délivrent de la douleur attachée au befoin. Le fimple pain, l'eau pure font des mets délicieux pour qui attend le moment de l'appétit.

L'habitude de la frugalité nous donnera une fanté vigoureuse & de l'agilité pour toutes les fonctions de la vie; elle nous fera mieux goûter les repas fomptueux, parce qu'ils feront rares; enfin elle nous mettra en état de braver les coups de la fortune.

Quand nous faifons confifter dans la volupté le fouverain bien, nous ne

(a) Nul n'eft panvre de ce qui fuffit: ancienne maxime.

voulons point parler des plaifirs groffiers du luxe & de la molleffe, comme on l'a interprété par ignorance, ou par malice ou comme l'ont enfeigné quelques philofophes. Nous l'avons dit, tout fe réduit à avoir le corps exempt de douleur, & l'ame fans trouble. Ni les feftins délicieux, ni les liqueurs précieuses, ni les poiffons exquis, ni la compagnie des femmes ne peuvent faire le bonheur de la vie; on ne peut attendre ce bonheur que d'une raison fobre qui dicte le choix des objets qu'on doit fuir ou rechercher, & qui rejette les opinions qui portent dans l'ame le trouble & la terreur. La prudence fera donc le premier appui de notre bonheur, cette vertu préférable à la philofophie même: vertu-mere des autres vertus, qui nous apprend qu'on ne peut être heureux fans être prudent, honnête & jufte; & qu'on ne peut être prudent, honnête & jufte, fans être heureux. La félicité & la vertu font deux fœurs qui ne fe quittent jamais.

Quand on eft frappé des craintes qu'infpirent les fables du vulgaire, il faut avoir recours à l'étude de la nature : fans cette étude point de plaifirs purs. Comme la tranquillité qu'on peut fe procurer par le moyen des autres hommes ne va que jufqu'à un certain point, il y a un art de s'en procurer une parfaite en foi-même. C'eft de fimplifier fes befoins, de fe dégager de beaucoup de chofes, & de fe contenter de peu.

Les richeffes dont la nature fe contente font bornées, on les obtient aifément; les autres ne le font pas, on ne les obtient jamais; le fage laiffe peu de chofe au pouvoir de la fortune, la raifon & la prudence gouvernent ce qu'il y a d'effentiel dans la vie.

L'homme jufte eft le plus tranquille de tous les hommes, l'injufte le moins. Quand une fois le besoin eft fatisfait, la volupté ne s'augmente point, elle ne fait que varier.

Celui qui connoît les vrais befoins de la nature, fait combien il est facile de fe délivrer des maux de l'indigence, & de fe faire des provisions pour toute la vie.

La fuprême volupté eft la délivrance de tout mal; & la perfection de l'ame quant au plaifir, eft l'extinction de tout fentiment qui pourroit lui

donner de la crainte.

Les défirs naturels qui ont pour objet les chofes dont on peut fe paffer fans douleur, ne font violens que parce que l'opinion ajoute à ces chofes ce qu'elles n'ont point.

Les défirs auxquels on ne peut fe refufer, fans que la douleur s'enfuive, n'ont point pour objet des chofes néceffaires; ce ne font que des appétits défordonnés, aifés à diffiper, fur-tout fi l'objet eft par lui-même difficile à acquérir.

De tous les biens que la fageffe procure à l'homme pour se rendre heureux, il n'en eft point de plus grand que l'amitié; c'eft en elle que l'hemme, borné comme il l'eft par fa nature, trouve fa fureté & fon appui.

Le droit de la nature s'explique par l'utilité réciproque. Quiconque veut

vivre fans craindre rien de ce qui eft au-dehors, ne doit entreprendre que ce qui eft à fa portée; il doit regarder comme hors de lui tout ce qu'il ne peut fe donner, s'abftenir de beaucoup de chofes, fur-tout de celles dont il eft inutile de jouir.

Le fage doit avoir des maximes, c'eft-à-dire, des vérités réduites en maximes claires & courtes, pour fervir de regle & d'appui à l'efprit incertain.

Les hommes ne peuvent faire mal aux autres que par envie, par haine, ou par mépris; le fage fait fe mettre au-deffus de tout ce que peuvent faire ces paffions.

Le fage ne ceffe jamais d'être fage quand il eft parvenu à l'être; il reffent les paffions fans rien perdre de få fageffe.

(a) Ne devient pas fage qui veut, ni dans tous les pays. Le fage eft toujours heureux, même dans les tourmens, quoiqu'il fe plaigne.

Il n'a aucun commerce avec la femme qui lui eft interdite par la loi.

Il punit fes efclaves, mais il fait grace à ceux qui ont un bon caractere. (b) Il n'eft point amoureux.

Il n'eft point inquiet de fa fépulture.

(c) Il n'a ni femme ni enfans.

Il ne fe fait point une étude férieufe de parer fes difcours.

Il fuit les plaifirs de l'amour, perfuadé qu'ils ne font jamais de bien,

que c'est beaucoup s'ils ne font pas de mal.

Il ne paffe point les nuits à table.

Il n'eft ni magiftrat, ni chef de fa nation.

&

Il n'eft pas cynique, & ne mendie pas fon pain, comme ceux de cette fe&e. Que l'on lui crêve les yeux, il eft encore heureux.

Il peut laiffer des livres, mais il ne les lira pas dans une affemblée publique. Il aime la vie ruftique, il veille fur fon bien, & prévoit l'avenir.

Il est toujours prêt contre la fortune.

(d) Il choifit pour ami, un caractere gai & complaifant; il aime les fpectacles du théâtre, & s'y plaît plus que les autres.

Il fait que la fermeté d'ame eft une vertu qui s'acquiert.

Il croit que l'amitié eft fondée fur l'intérêt ; c'eft une terre qu'on feme: fon lien eft l'utilité réciproque.

(4) C'eft pour cela qu'un ancien difoit: Je remercie les Dieux de m'avoir fait naître raifonnable & non bête, Grec & non Barbare, homme & non femme, &c.

(b) Epicure, qui calculoit jufte, trouvoit qu'il y avoit plus à perdre qu'à gagner. (c) C'est un détail trop embarraffant, & qui préfente trop de furface aux coups de la fortune.

(d) Et non pas de ces caracteres fombres & mélancoliques, qui n'envifagent jamais les objets que du côté affligeant. On ne peut goûter aucun repos ni aucune douceur avec ces perfonnes.

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