Page images
PDF
EPUB

LE

GOUVERNEMENT DES ANGLAIS

DANS L'INDE"

(Suite et fin)

La littérature hindoustanie, telle que M. Garcin de Tassy (2) nous l'a fait connaître, a beaucoup plus d'étendue et d'importance qu'on ne se l'imagine ordinairement; elle produit chaque année un très grand nombre d'ouvrages de toute sorte, dus, les uns à l'inspiration indigène, les autres à l'imitation de l'étranger. Cette littérature est fort active, tout ensemble sous forme de livres et sous forme de journaux.

Par le terme général d'hindoustani on comprend deux

(1) V. t. XXVII, p. 497, 657 et 833.

(2) M. Garcin de Tassy (1794-1878), élève de Silvestre de Sacy, membre de l'Institut, en 1838, professeur à l'École des langues orientales vivantes, s'est occupé de l'hindoustani plus que personne de notre temps. Chaque année, de 1850 à 1877, en ouvrant son cours, il passait en revue toutes les publications hindoustanies faites dans l'année précédente. Ces discours, instructifs pour les Hindous eux-mêmes, ont été réunis en un volume, dont la seconde édition a paru en 1874. Les discours des années suivantes ont été publiés à part, en attendant qu'on les réunît. On a pu dire de M. Garcin de Tassy, que nous lui devons la connaissance de la langue et de la littérature hindoustanies. Outre ces discours et de nombreuse traductions du persan, il a fait une grande Histoire de la littérature et de la langue hindie et hindoustanie, en 3 volumes in-8°, 1878. Les auteurs, au nombre de plus de 3,000, y sont rangés par ordre alphabétique, avec leur biographie.

idiomes assez différents, l'hindi et l'ourdou (urdu), qui est le vrai hindoustani. Ces deux idiomes emploient deux écritures différentes la première, le dévanagari ou lettres sanskrites; la seconde, l'alphabet persan-arabe, ou parfois même l'alphabet latin, qui a peu réussi. L'hindi a la prétention, justifiée d'ailleurs, d'être plus indien que l'ourdou. Il se pique de n'admettre que des mots d'origine sanskrite; et par là, il se rattache plus étroitement à la tradition et au passé. Le bhâscha, ou la langue vulgaire, dérive du prâ– krit, qui, dans les monuments anciens, est réservé aux classes inférieures de la société, comme on peut le voir dans les dialogues des pièces de théâtre. Mêlé de guzarati, de pandjabi, de mahratti et d'ourîya, le bhâscha ou zabâni-dès (patois du pays) dominait à peu près seul quand, sous Baber, au commencement du XVIe siècle, le persan et l'arabe, parlés par les Mongols, vinrent faire irruption et se substituèrent peu à peu au pur hindi. Chose assez singulière, les substantifs surtout furent affectés, purement indiens dans l'hindi, mélangés d'arabe et de persan dans l'ourdou; les verbes et la grammaire restèrent les mêmes, et presque sans altération (1). Mais, sous Aurengzeb, la langue nouvelle l'emporta et s'établit définitivement. L'ourdou, à l'usage des vainqueurs, s'imposa, du moins en partie, aux vaincus. Ourdou dans la langue des Mongols ne signifie que camp, et comme le gouvernement de cette époque était dans l'armée conquérante, la langue du camp, de la horde, devint le langage officiel et dominant. C'était d'ailleurs comme un trait d'union entre les Musulmans et les Hindous, empruntant tous ses éléments aux uns et aux autres (2). Né d'une nécessité irrésistible, et parlé par plus de 50 millions de Musulmans dans la presqu'île, l'ourdou a

(1) D'abord on n'écrivit en hindoustani que des poésies populaires. La prose était exclusivement en persan.

(2) On a souvent comparé la composition de l'ourdon à celle de l'anglais, formé tout à la fois de mots saxons, de mots de la langue

une grande supériorité sur l'hindi, qui, de jour en jour, perd du terrain, malgré la protection que les autorités essayent quelquefois de lui assurer. L'hindi règne, il est vrai, presque seul dans les provinces centrales; mais ces provinces sont peu populeuses et peu riches. Il a de plus le désavantage de se partager entre 16 ou 17 branches diverses, tandis que l'ourdou n'a de dérivé que le dackni, en usage dans quelques localités du Midi. L'ourdou a donc plus d'unité, sans compter ses mérites politiques. Les longues et savantes discussions qui ont eu lieu, il y a dix ans, entre les indianistes d'Europe et d'Asie, ont eu pour résultat de signaler la préférence due à l'ourdou, qui, sur 3,000 auteurs, en peut revendiquer 2,200. Dans l'Inde d'aujourd'hui, c'est à l'ourdou qu'on a recours pour toutes les solennités où l'on s'adresse à un auditoire mêlé. A Calcutta même, qui a un journal ourdou, les réunions publiques se servent de l'ourdou à la place du bengali, qui est né au siècle dernier. C'est en ourdou qu'on porte les toasts. Le vice-roi, sir John Lawrence, haranguait en ourdou, quand il avait à se faire entendre à 5 ou 600 radjahs, assemblés pour recueillir sa parole, dans un durbar. Le docteur Milman et Reginald Heber, tous deux archevêques de Calcutta, prêchaient dans cette langue, ainsi que le font la plupart des missionnaires, qui officient également en ourdou. Les professeurs européens, comme M. Chambers et M. Garcin de Tassy, se sont prononcés pour l'ourdou. Ils ont eu raison, puisque avec l'ourdou on peut se faire comprendre, non pas seulement dans le Nord-Ouest mahométan, mais presque partout; l'ourdou est une sorte de « lingua franca »>, pratiquée dans toutes les grandes villes, et même dans la majorité des villages. Ce n'est pas exagérer que de dire que cent millions d'âmes dans la presqu'île comprennent ou

aborigène et de mots normands importés par la conquête. Ce mélange est évident dans la langue actuelle.

parlent l'hindoustani, c'est-à-dire l'ourdou plus particulièrement. C'est là le motif qui a déterminé le gouvernement anglais à créer des chaires d'hindoustani à Oxford, à Cambridge, à Londres, à Dublin, pour préparer les futurs administrateurs qu'il doit envoyer dans l'Inde (1).

Dans la littérature hindoustanie, il faut distinguer la partie politique, composée des journaux, qui, depuis 50 ans, n'ont cessé de se multiplier. La première imprimerie lithographique qu'aient eue les indigènes a été établie à Delhi en 1837. Il y eut plus tard des typographies à Agra, à Delhi, à Mirat, à Lahore, à Bénarès, etc.; elles étaient dues surtout aux missionnaires; mais les natifs n'en profitaient pas moins qu'eux. Dès 1849, il y avait déjà 26 journaux hindoustanis, sur 50 que possédait l'Inde entière. Cinq ans après, il y en avait 33, et 34 imprimeries. L'insurrection de 1857 suspendit ce mouvement; mais il reprit dès 1860, où tous les anciens journaux avaient reparu, et où il s'en créait 12 nouveaux. Comme l'administration anglaise avait eu la générosité et la sagesse de ne pas supprimer la liberté de la presse, les Musulmans, muets depuis assez longtemps, avaient recouvré la parole. L'année 1873 vit une sorte de réveil parmi eux; et dans cette seule année, 34 journaux nouveaux se fondèrent, pour traiter, à leur manière et en toute indépendance, les affaires du pays.

Il serait peut-être difficile de savoir précisément quel est le nombre total des journaux indigènes et anglais qui paraissent aujourd'hui dans l'Inde. Nous n'en connaissons pas de statistique récente; mais en 1874, le nombre exact était, selon M. Garcin de Tassy, de 478, dont 255 en langues usuelles, 151 en anglais, et 72 mixtes. Il y en avait à Bom

(1) Il faut rappeler ici le nom de M. Boutros, Français, qui a résidé longtemps dans l'Inde et qui a dirigé pendant douze ans le collège de Delhi, surnommé la maison de l'ourdou. M. Boutros, rentré dans sa patrie, y est mort en 1865.

bay plus qu'à Calcutta; Madras en possédait 84; les provinces Nord-Ouest 73, et le Pandjab 41. Quelques-unes de ces feuilles étaient écrites en anglais par des natifs. Très peu sont quotidiennes; la plupart sont hebdomadaires, ou mensuelles, ou trimestrielles. Il en est qui tirent à plus de 5,000 exemplaires. Une des plus considérables, l'AwanAkbar de Lucknow, se compose de 24 pages in-folio, sur deux colonnes.

Quelle est la valeur de cette presse? Comment exprimet-elle l'opinion des Anglais résidant dans l'Inde, et surtout l'opinion vraie des natifs? Quelle est son utilité? C'est ce que nous apprend assez bien un recueil qui paraît depuis cette année à Bombay et à Londres, sous le titre : « la Voix de l'Inde » (the Voice of India) (1). Il est uniquement composé d'extraits empruntés aux journaux de la péninsule; et il est destiné à faire connaître au gouvernement anglais, soit dans l'Inde, soit dans la métropole, les besoins et les réclamations de son immense colonie. Fondée sur la demande de l'administration elle-même, qui veut sincèrement s'éclairer, la Voix de l'Inde est dirigée à Bombay par un parsi nommé Dadabhaï-Naorodji (2). Le premier numéro contient des extraits de 97 journaux, dont 13 en anglais, 18 mixtes et 66 écrits en huit langues différentes. Cette variété d'idiomes rend la traduction en anglais très laborieuse; mais elle n'en est que plus utile.

Les questions traitées par tous les journaux et notamment par 200 journaux indigènes, sont d'intérêt général ou d'intérêt hindou. Ainsi, les projets de lois concernant l'Irlande ont passionné les esprits dans l'Inde presque aussi vivement que dans le Royaume-Uni. On s'est montré très favo

(1) Le sous-titre est : « A magasine that gives expression to the public opinion of the Indian press. >>

(2) M. Dadabhaï-Naorodji est venu en Angleterre et s'est présenté comme candidat au Parlement pour Holborn. Le babou Lal-mohanGhose s'est présenté aussi à Deptford, mais tous deux sans succès.

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]
« PreviousContinue »