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COMPTE-RENDU

des Travaux du Congrès libre des Sociétés d'instruction et d'éducation populaires

,tenu au Havre les 30-31 Août 1895

par M. THÉRIOT

Membre résidant

Messieurs,

Vous avez bien voulu me confier le soin de vous entretenir du Congrès,tenu au Havre les 30-31 Août dernier. Ceci m'est un sûr garant que les questions débattues au sein de cette Assemblée vous intéressent vivement; aussi je ne doute pas que vous n'ayez suivi dans la presse locale l'histoire au jour le jour des travaux du Congrès ; vous avez ainsi pris connaissance des faits les plus saillants, des incidents les plus remarquables, tels que la visite du Président de la République, le brillant discours du Ministre de l'Instruction publique, les récompenses distribuées aux Membres du Congrès.

Ma tâche se trouve ainsi simplifiée. Je me contenterai de rappeler les motifs qui ont donné naissance au Congrès, d'esquisser la physionomie de cette Assemblée, et autant que possible d'en faire connaître l'esprit.

Chacun sait avec quelle sollicitude la République s'est occupée des Ecoles primaires qui sont les Ecoles du peuple. Persuadée d'une part que le citoyen ignorant n'est pas digne de ce beau titre, d'autre part que la moralité de l'individu est d'autant plus grande qu'il est plus éclairé, elle a voulu mettre l'instruction à la portée de tous, et dans ce but elle a consenti

des sacrifices considérables: elle a proclamé la gratuité de l'instruction primaire, elle a amélioré la situation des Instituteurs, elle a doté d'écoles les communes qui en étaient dépourvues.

Après un pareil effort, on pouvait s'attendre à des résultats remarquables. Or, on a constaté, non sans surprise, que le niveau moyen de l'instruction des jeunes soldats ne s'était pas élevé, que la proportion des illettrés n'avait pas sensiblement diminué. Les millions dépensés le sont-ils donc en pure perte? Cela paraît évident, tout au moins pour un certain nombre de sujets; beaucoup d'enfants à leur sortie de l'école, livrés à euxmêmes, n'ayant aucun goût pour l'étude et la lecture, disent adieu à leurs livres et à leurs maîtres et oublient rapidement les notions acquises au prix de grands efforts.

Le Congrès du Havre, obéissant à la même pensée généreuse que le Congrès de la Ligue de l'enseignement tenu à Nantes en 1894, s'est proposé de chercher quelques remèdes à une situation aussi fâcheuse, et de discuter les moyens par lesquels on pourrait assurer un lendemain à l'Ecole, entretenir chez nos adolescents le goût de l'étude, et lutter contre l'attrait funeste des plaisirs grossiers du cabaret et des mauvaises compagnies.

J'indiquerai tout à l'heure à quelles solutions le Congrès s'est arrêté; mais la logique eût voulu, il me semble, que pour conjurer le mal, on en cherchât les causes. N'est-il pas extraordinaire en effet que des maîtres plus instruits, en possession de méthodes éprouvées, n'obtiennent pas de résultats plus durables que leurs devanciers ? J'y vois à cela deux causes essentielles: la surcharge des programmes, la sortie prématurée de l'école. Nos enfants apprennent vraiment beaucoup de choses en trop peu de temps; autrefois les élèves restaient plus longtemps à l'école et les programmes ne comprenaient guère que la lecture, l'écriture et le calcul; depuis, on y a ajouté l'instruction morale et civique, l'histoire et la géographie, les éléments des sciences physiques et naturelles, le dessin, le travail manuel, et on permet aux élèves d'abandonner l'école à 11 ans, quelquefois même avant 11 ans. Je vous laisse à penser avec quelle facilité l'enfant l'enfant de cet àge surtout oublie toutes ces connaissances apprises à la hâte, s'il ne fait rien pour les conserver. Et vous ne devez pas vous étonner si

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neuf ans plus tard, lorsqu'il arrive au régiment, le jeune conscrit est devenu presque un illettré.

'Telle est, à mon avis, la cause du mal. Le Congrès pouvait-il y apporter un remède ? Evidemment la solution n'est pas de sa compétence, mais il aurait pu tout au moins émettre un vou. Emettre des vœux, n'est-ce donc pas la raison d'être, l'objet même de tout Congrès ?

Mais le Congrès du Havre n'a pas cru devoir remonter à la source du mal; il a accepté comme un mal nécessaire la situation présente, et s'est contenté d'étudier comment on pourrait attirer et retenir l'adolescent à l'Ecole.

Les moyens proposés, groupés sous quatre rubriques, ont été l'objet d'une discussion préalable dans quatre Commissions cours d'adultes, conférences populaires, enseignement par l'aspect, patronages scolaires. La première de ces questions, celle qui a trait à la réorganisation des cours d'adultes, est évidemment la plus importante; c'est du moins celle qui a été le plus suivie, celle qui a donné lieu aux discussións les plus approfondies, disons même les plus passionnées.

Les divergences d'opinion se sont surtout manifestées quand il s'est agi de définir le caractère à donner aux cours d'adultes. Les uns inclinaient à en faire une entreprise d'Etat, c'est-à-dire organisée, dirigée, contrôlée, subventionnée par l'Etat et s'étendant sur tout le pays. Les autres y voulaient voir une œuvre d'initiative privée, adaptée aux milieux, variée à l'infini, entièrement libre. L'existence de ces deux courants a son explication naturelle dans la composition même du Congrès : les délégués des Sociétés d'instruction, qui croient pouvoir se suffire à eux-mêmes, ne jurent que par la liberté, ils repoussent énergiquement toute intervention de l'Etat. Quant aux Instituteurs, délégués au Congrès par les Cercles pédagogiques, ils ont paru n'avoir confiance dans l'entreprise, que si l'Administration universitaire en prend la direction, et par suite que si l'Etat ou les communes s'engagent à supporter les dépenses nécessaires.

On peut évidemment critiquer cette opinion qui est celle de la majorité des Instituteurs de la campagne; on peut lui reproAcher surtout de donner à l'Etat de nouvelles attributions et d'augmenter les charges des contribuables; mais ne pensez

vous pas avec ces Instituteurs que, si l'initiative privée est à même de jouer un rôle important dans les grands centres, parce que les Sociétés diverses, les Patronages, peuvent s'y constituer facilement et s'y développer, elle sera insuffisante et impuissante dans les campagnes ? Dans combien de communes l'Instituteur pourra-t-il former autour de lui un groupe de bonnes volontés suffisant pour subvenir aux frais d'un cours d'adultes et rétribuer honorablement celui qui en aura la direction? Et s'il y réussit pendant quelques années, qui ne sent que nombre de gens trouveront qu'on fait trop souvent appel à leur bourse ?

En fin de compte, il faut toujours en arriver là quel que soit le chemin que l'on prenne : les cours d'adultes n'existeront et ne fonctionneront bien qu'avec de l'argent. Vous ne voulez pas, vous, partisans de la liberté, vous procurer cet argent en le demandant à tous par l'intermédiaire de l'Etat ; vous préférez le recevoir de ma bonne volonté. Eh bien je vous avoue, moi, que la caisse à laquelle je dois payer m'est bien indifférente. Dès l'instant qu'il faut verser de l'argent, je n'ai pas de préfé rence, ou plutôt si, j'aime mieux payer à l'Etat, parce qu'il me semble que ma quote-part sera moins forte.

Quoi qu'il en soit, la théorie de la liberté absolue l'a emporté. On n'a même pas adopté en Assemblée plénière un vœu pourtant bien modéré, accepté en commission, qui demandait simplement de mettre à la charge des communes les frais de chauffage et d'éclairage.

C'est encore le même esprit qui a provoqué l'effondrement d'une foule de propositions ayant en vue d'assurer la fréquentation des cours d'adultes et de donner des sanctions au travail des élèves, telles que l'examen des recrues à l'instar de la Suisse, le certificat de capacité électorale, les programmes déterminés d'avance pour les cours d'adultes, le contrôle des Inspecteurs primaires, la diminution des heures de classe de jour destinée à permettre à l'Instituteur de se consacrer davantage aux classes du soir.

Vous apprendrez certainement avec plaisir, Messieurs, que dans cette joute, notre Société a été brillamment représentée par notre distingué collègue, M. le docteur Sorel, qui s'est élevé avec vigueur contre la manie des examens, et dont les observations ont eu tout le succès qu'elles méritaient.

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