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ciler Tello à tenter l'entreprise. Il y fut surtout porté par la haute importance qu'aurait pour Philippe II, la possession d'une ville d'où les Espagnols pourraient porter la guerre jusqu'aux portes de la capitale. Un autre motif, qui lui était personnel, l'engageait encore à réaliser ce projet pendant son séjour à Doullens, Tello avait conçu quelque inclination pour la dame de Monchy, belle, noble et riche veuve, qui habitait alors le village de Talmas; il lui avait offert sa main; mais cette dame s'était bornée à lui représenter, qu'étant sujette du roi de France, et lui soldat du roi d'Espagne, elle ne pouvait consentir à s'unir à lui, qu'autant qu'il remettrait Doullens à Henri IV, ou qu'il ferait la conquête d'Amiens, pour le prince qu'il servait (1). Résolu de tenter un coup de main sur Amiens, Hernand Tello communiqua son dessein à l'archiduc Albert d'Autriche (2), gouverneur des Pays-Bas, pour Philippe II. Celui-ci l'approuva, et mit à la disposition de Hernand, cinq mille hommes de pied et sept cents chevaux. Pour ôter aux Français tout soupçon de ce qui se tramait, on feignit de réunir ces troupes, afin de rappeler à son devoir la garnison de Saint-Pol, qu'on avait fait révolter. A la faveur de ce faux bruit, l'armée espagnole se rassembla le 10 mars, sur le soir, à Orville, près de Doullens; la nuit suivante, elle marcha vers Amiens.

Tello fit faire halte à ses soldats, dans un vallon, près de la Madeleine, pour ne pas être découvert du haut du clocher de la cathédrale ou de la tour du beffroy. Cinq cents hommes d'élite furent ensuite placés derrière les haies des masures. voisines de la ville, et deux cents Wallons se cachèrent non loin de la chapelle Saint-Montain. On donna l'ordre aux soldats d'arrêter tous ceux qui se présenteraient pour entrer dans la ville. Ces dispositions faites, Tello attendit avec impatience qu'un officier, appelé le Cadet de Panure, qui était monté sur un arbre, lui annonçât l'ouverture de la porte Montre-Écu, afin d'exécuter son dessein.

Vers six heures du matin, l'officier ayant donné le signal convenu, Tello commanda aux capitaines Dugnano et Lacroix, au

(1) Davila, Histoire des guerres civiles de France, liv. XV, page 1249.

(2) Il était sixième fils de l'empereur Maximilien II. Ayant quitté la pourpre romaine, en 1898, il épousa Isabelle-Claire-Eugénie, fille de Philippe II, qui avait été destinée à être reine de France.

sergent Larco et à trente ou quarante soldats, qu'il avait fait déguiser en paysans, de s'avancer, précédés de trois chariots, dont l'un était chargé de picux et couvert de paille (1). Parvenu sous la porte, ce dernier chariot s'arrêta. Alors, ceux qui le conduisaient coupèrent les traits des chevaux, et le laissèrent à l'endroit où la herse était suspendue, afin qu'on ne pût la baisser. Au même instant, un des soldats qui suivait le chariot, et qui portait un sac de noix, ayant fait semblant de le relever sur son dos, le délia si adroitement, que presque toutes les noix qu'il contenait roulèrent par terre. La garde, qui n'était composée que de malheureux artisans, se jeta aussitôt sur ces noix; mais tout-à-coup les Espagnols saisissant les armes qu'ils portaient sous leurs jacquettes de toile (2), firent main-basse sur ceux qui les ramassaient, et s'emparèrent du corps-de-garde. Cependant la sentinelle placée au haut de la porte, entendant les cris des blessés, coupa la corde de la herse, qui tomba sur le chariot, s'y arrêta, et ne put ainsi fermer l'entrée de la ville aux assaillants.

Les bourgeois qui demeuraient dans le voisinage de la porte Montre-Écu, accoururent pour repousser les Espagnols; le capitaine Dugnano et cinq soldats étaient déjà tombés sous leurs coups, lorsque le Cadet de Panure et le capitaine Bastoc arrivèrent avec un corps de Wallons et d'Irlandais. Ce renfort les accabla, et facilita à Tello la conquête d'une place qu'il n'eût jamais pu prendre de vive force (3).

Son premier soin, à son entrée dans Amiens, fut d'empêcher que ses soldats quittassent leurs rangs pour piller les maisons. Il s'avança en bon ordre jusqu'au Bloc, où l'échevin François Deblayrie, Claude

(1) Journal manuscrit de Jehan Patte, page 103.

La gravure représentant la surprise d'Amiens, que nous reproduisons, porte des chariots chargés de gros bois.

(2) Mémoires du chancelier de Cheverny.

(3) A l'occasion de la prise singulière de la capitale de la Picardie, le célèbre Ronsard adressa à l'un de ses amis, le quatrain suivant :

Dans Amiens, vois la frontière,

Boulevard de l'Amiénois,

Ville magnifique et pas chère,

Puisqu'on l'a prise avec des noix !

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Lemâtre, le trésorier Brisset, et plusieurs autres bourgeois arrêtèrent sa marche, par une résistance opiniâtre; tous furent tués les armes à la main (1). Le comte de Saint-Pol, gouverneur de la province, n'imita pas ce noble exemple; il prit la fuite dès que, du haut de la principale tour du Logis-du-Roi, qu'il habitait, il eût reconnu les écharpes rouges des Espagnols (2).

Tello s'était emparé des principales places d'Amiens, quand le peuple, qui assistait au sermon, sortit de la cathédrale. Sa frayeur fut au comble, à la vue de l'ennemi; mais ce n'était là que le moindre des maux qui l'attendaient par les ordres du général espagnol les habitants furent désarmés; on n'excepta de cette mesure que les traitres qui leur avaient livré la ville (3). Le pillage dura trois jours les Espagnols rançonnèrent ensuite les bourgeois chez lesquels ils logeaient, de façon qu'ils les réduisirent à la plus affreuse misère.

Le lendemain de la prise d'Amiens, plusieurs soldats entrèrent dans l'abbaye de Saint-Jean, et enlevèrent tout ce qui s'y trouvait de plus précieux. Les moines perdirent dix-huit reliquaires, les ornements et les linges de leur église (4).

On rapporte que Pierre de Famechon, alors maieur de la ville, étant allé saluer Tello, qui était logé à l'hôtel de Fricamps, lui dit en l'abordant : « Desiderio desideravi hoc Pascha manducare te» cum. » « J'ai vivement désiré de faire la Pâque avec vous. » Cet homme ne tarda pas à recevoir le prix de sa trahison; il fut destitué de ses fonctions, par celui-là même avec qui il avait tant désiré de faire la Pâque.

Henri IV était à Paris, lors de ce fatal évènement. Il venait de se mettre au lit, à la suite d'un bal, lorsqu'un courrier lui en apporta la nouvelle. Sully fut mandé sur-le-champ auprès du monarque. Dès que Henri l'aperçut, il s'avança vers lui, et s'écria, en

(1) Cent vingt personnes environ périrent à la prise d'Amiens. (OEuvres de Claude Lemâtre, manuscrit in-4°, de l'hôtel-de-ville. )

(2) Henri blama grandement la lachesté et mauvaise conduite de ce gouverneur. (Mémoires du chancelier de Cheverny, page 325.)

(3) Præter paucos sibi addictos. (Chronologie novenaire de Palma Cayet, liv. VIII, édition in-8°, Paris, 1824, page 334.)

(4) Manuscrit du P. Dupré.

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