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nière, dévoilé ses vues secrètes, en montrant que son établissement n'étoit rien moins que ce qu'il devoit être pour devenir avantageux à l'état, et prendre une assiette fixe et durable. En effet, on voit clairement que c'étoit la forme de polysynodie établie sous la régence que l'abbé de Saint-Pierre accusoit de pouvoir trop aisément dégénérer en demi-visirat, et même en visirat; d'être susceptible, aussi bien que l'un et l'autre, de corruption dans ses membres, et de concert entre eux contre l'intérêt public; de n'avoir jamais d'autre sûreté pour sa durée que la volonté du monarque régnant; enfin de n'être propre que pour les princes laborieux, et d'être, par conséquent, plus souvent contraire que favorable au bon ordre et à l'expédition des affaires. C'étoit l'espoir de remédier à ces divers inconvénients qui l'engageoit à proposer une autre polysynodie entièrement différente de celle qu'il feignoit de ne vouloir que perfectionner.

Il ne faut donc pas que la conformité des noms fasse confondre son projet avec cette ridicule polysynodie dont il vouloit autoriser la sienne, mais qu'on appeloit dès-lors par dérision les soixante et dix ministres, et qui fut réformée au bout de quelques mois sans avoir rien fait qu'achever de tout gâter: car la manière dont cette administration avoit été établie fait assez voir qu'on ne s'étoit pas beaucoup soucié qu'elle allât mieux, et qu'on avoit bien plus songé à rendre le parlement méprisable au peuple qu'à donner réellement à ses membres l'autorité qu'on feignoit de leur confier *. C'étoit un piège aux pouvoirs intermé

Marmontel, dans le chap. 3 de son ouvrage sur la Régence du

diaires semblable à celui que leur avoit déjà tendu Henri IV à l'assemblée de Rouen, piége dans lequel la vanité les fera toujours donner, et qui les humiliera toujours *. L'ordre politique et l'ordre civil ont, dans les monarchies, des principes si différents et des règles si contraires, qu'il est presque impossible d'allier les deux administrations, et qu'en général les membres des tribunaux sont peu propres pour les conseils; soit que l'habitude des formalités nuise à l'expédition des affaires qui n'en veulent point, soit. qu'il y ait une incompatibilité naturelle entre ce qu'on appelle maxime d'état et la justice et les lois.

Au reste, laissant les faits à part, je croirois, quant à moi, que le prince et le philosophe pouvoient avoir tous deux raison sans s'accorder dans leur système; car autre chose est l'administration passagère et souvent orageuse d'une régence, et autre chose une forme de gouvernement durable et constante qui doit faire partie de la constitution de l'état. C'est ici, ce me semble, qu'on retrouve le défaut ordinaire à

duc d'Orléans, fait connoître la composition des conseils dont il s'agit, et l'intérêt qui fit établir cette forme d'administration, intérêt qui n'étoit rien moins que celui de l'état. Ce qu'en dit ici Rousseau est parfaitement confirmé par le récit de l'historien.

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Voyez les Mémoires de Sully, livre vIII, année 1596. n'étoit pas dans le caractère d'Henri IV de tendre un piége à ses sujets, en cette occasion comme en toute autre. Sully prouve très bien que le consentement donné par le roi à l'établissement du Conseil de raison proposé par les notables et tiré de leur corps pour l'administration d'une partie des fonds publics, étoit une suite nécessaire de la parole qu'il avoit donnée de se conformer aux résolutions de cette assemblée, et qu'il ne pouvoit en agir autrement dans la position délicate où il se trouvoit.

l'abbé de Saint-Pierre, qui est de n'appliquer jamais assez bien ses vues aux hommes, aux temps, aux circonstances, et d'offrir toujours, comme des facilités pour l'exécution d'un projet, des avantages qui lui servent souvent d'obstacles. Dans le plan dont il s'agit, il vouloit modifier un gouvernement que sa longue durée a rendu déclinant, par des moyens tout-à-fait étrangers à sa constitution présente : il vouloit lui rendre cette vigueur universelle qui met pour ainsi dire toute la personne en action. C'étoit comme s'il eût dit à un vieillard décrépit et goutteux : Marchez, travaillez, servez-vous de vos bras et de vos jambes; car l'exercice est bon à la santé.

peu

En effet, ce n'est rien moins qu'une révolution dont il est question dans la polysynodie, et il ne faut pas croire, parcequ'on voit actuellement des conseils dans les cours des princes, et que ce sont des conseils qu'on propose, qu'il y ait de différence d'un système à l'autre. La différence est telle, qu'il faudroit commencer par détruire tout ce qui existe pour donner au gouvernement la forme imaginée par l'abbé de Saint-Pierre; et nul n'ignore combien est dangereux dans un grand état le moment d'anarchie et de crise qui précède nécessairement un établissement nouveau. La seule introduction du scrutin devoit faire un renversement épouvantable, et donner plutôt un mouvement convulsif et continuel à chaque partie qu'une nouvelle vigueur au corps. Qu'on juge du danger d'émouvoir une fois les masses énormes qui composent la monarchie françoise. Qui pourra retenir l'ébranlement donné, ou prévoir tous les effets qu'il peut produire? Quand tous les avantages du nouveau

plan seroient incontestables, quel homme de sens oseroit entreprendre d'abolir les vieilles coutumes, de changer les vieilles maximes, et de donner une autre forme à l'état que celle où l'a successivement amené une durée de treize cents ans? Que le gouvernement actuel soit encore celui d'autrefois, ou que, durant tant de siècles, il ait changé de nature insensiblement, il est également imprudent d'y toucher. Si c'est le même, il faut le respecter; s'il a dégénéré, c'est par la force du temps et des choses, et la sagesse humaine n'y peut rien. Il ne suffit pas de considérer les moyens qu'on veut employer, si l'on ne regarde encore les hommes dont on se veut servir. Or, quand toute une nation ne sait plus s'occuper que de niaiseries, quelle attention peut-elle donner aux grandes choses? et dans un pays où la musique est devenue une affaire d'état, que seront les affaires d'état sinon des chansons? Quand on voit tout Paris en fermentation pour une place de baladin ou de bel esprit, et les affaires de l'académie ou de l'opéra faire oublier l'intérêt du prince et la gloire de la nation, que doit-on espérer des affaires publiques rapprochées d'un tel peuple et transportées de la cour à la ville? Quelle confiance peut-on avoir au scrutin des conseils, quand on voit celui d'une académie au pouvoir des femmes? seront-elles moins empressées à placer des ministres que des savants? ou se connoîtront-elles mieux en politique qu'en éloquence? Il est bien à craindre que de tels établissements, dans un pays où les mœurs sont en dérision, ne se fissent pas tranquillement, ne se maintinssent guère sans troubles, et ne donnassent pas les meilleurs sujets.

D'ailleurs, sans entrer dans cette vieille question de la vénalité des charges, qu'on ne peut agiter que chez des gens mieux pourvus d'argent que de mérite, imagine-t-on quelque moyen praticable d'abolir en France cette vénalité? ou penseroit-on qu'elle pût subsister dans une partie du gouvernement, et le scrutin dans l'autre; l'une dans les tribunaux, l'autre dans les conseils; et que les seules places qui restent à la faveur seroient abandonnées aux élections? Il faudroit avoir des vues bien courtes et bien fausses pour vouloir allier des choses si dissemblables, et fonder un même système sur des principes si différents. Mais laissons ces applications, et considérons la chose en elle-même.

Quelles sont les circonstances dans lesquelles une monarchie héréditaire peut sans révolutions être tempérée par des formes qui la rapprochent de l'aristocratie? Les corps intermédiaires entre le prince et le peuple peuvent-ils, doivent-ils avoir une juridiction indépendante l'un de l'autre? ou, s'ils sont précaires et dépendants du prince, peuvent-ils jamais entrer comme parties intégrantes dans la constitution de l'état, et même avoir une influence réelle dans les affaires? Questions préliminaires qu'il falloit discuter, et qui ne semblent pas faciles à résoudre : car s'il est vrai que la pente naturelle est toujours vers la corruption et par conséquent vers le despotisme, il est difficile de voir par quelles ressources de politique le prince, même quand il le voudroit, pourroit donner à cette pente une direction contraire, qui ne pût être changée par ses successeurs ni par leurs ministres. L'abbé de Saint-Pierre ne prétendoit pas, à la vérité,

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