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le ressort des lois; car, quand une fois ce ressort est usé, l'état est perdu sans ressource.

CHAPITRE XI.

Système économique.

Le choix du système économique que doit adopter la Pologne dépend de l'objet qu'elle se propose en corrigeant sa constitution. Si vous ne voulez que devenir bruyants, brillants, redoutables, et influer sur les autres peuples de l'Europe, vous avez leur exemple, appliquez-vous à l'imiter. Cultivez les sciences, les arts, le commerce, l'industrie; ayez des troupes réglées, des places fortes, des académies, surtout un bon système de finance qui fasse bien circuler l'argent, qui par là le multiplie, qui vous en procure beaucoup; travaillez à le rendre très nécessaire, afin de tenir le peuple dans une plus grande dépendance, et pour cela, fomentez et le luxe matériel, et le luxe de l'esprit, qui en est inséparable. De cette manière vous formerez un peuple intrigant, ardent, avide, ambitieux, servile et fripon comme les autres, toujours sans aucun milieu à l'un des deux extrêmes de la misère ou de l'opulence, de la licence ou de l'esclavage mais on vous comptera parmi les grandes puissances de l'Europe, vous entrerez dans tous les systèmes politiques; dans toutes les négociations on recherchera votre alliance, on vous liera par des traités il n'y aura pas une guerre en Europe où vous n'ayez l'honneur d'être fourrés si le bonheur

vous en veut, vous pourrez rentrer dans vos anciennes possessions, peut-être en conquérir de nouvelles, et puis dire comme Pyrrhus ou comme les Russes, c'est-à-dire comme les enfants : Quand tout le monde sera à moi je mangerai bien du sucre.

Mais si par hasard vous aimiez mieux former une nation libre, paisible et sage, qui n'a ni peur ni besoin de personne, qui se suffit à elle-même et qui est heureuse; alors il faut prendre une méthode toute différente, maintenir, rétablir chez vous des mœurs simples, des goûts sains, un esprit martial sans ambition; former des ames courageuses et désintéressées; appliquer vos peuples à l'agriculture et aux arts nécessaires à la vie; rendre l'argent méprisable, et, s'il se peut, inutile; chercher, trouver, pour opérer de grandes choses, des ressorts plus puissants et plus sûrs. Je conviens qu'en suivant cette route vous ne remplirez pas les gazettes du bruit de vos fêtes, de vos négociations, de vos exploits; que les philosophes ne vous encenseront pas, que les poètes ne vous chanteront pas, qu'en Europe on parlera peu de vous; peut-être même affectera-t-on de vous dédaigner; mais vous vivrez dans la véritable abondance, dans la justice, et dans la liberté; mais on ne vous cherchera pas querelle, on vous craindra sans en faire semblant, et je vous réponds que les Russes ni d'autres ne viendront plus faire les maîtres chez vous, ou que, si pour leur malheur ils y viennent, ils seront beaucoup plus pressés d'en sortir. Ne tentez pas surtout d'allier ces deux projets, ils sont trop contradictoires; et vouloir aller aux deux par une marche

composée, c'est vouloir les manquer tous deux. Choisissez donc, et si vous préférez le premier parti, cessez ici de me lire; car, de tout ce qui me reste à proposer, rien ne se rapporte plus qu'au second.

Il y a sans contredit d'excellentes vues économiques dans les papiers qui m'ont été communiqués. Le défaut que j'y vois est d'être plus favorables à la richesse qu'à la prospérité. En fait de nouveaux établissements, il ne faut pas se contenter d'en voir l'effet immédiat; il faut encore en bien prévoir les conséquences éloignées, mais nécessaires. Le projet, par exemple, pour la vente des starosties* et pour la manière d'en employer le produit me paroît bien entendu et d'une exécution facile dans le système établi dans toute l'Europe de tout faire avec de l'argent. Mais ce système est-il bon en lui-même et va-t-il bien à son but? Est-il sûr que l'argent soit le nerf de la guerre? Les peuples riches ont toujours été battus et conquis par les peuples pauvres. Est-il sûr que l'argent soit le ressort d'un bon gouvernement? Les systèmes de finances sont modernes. Je n'en vois rien sortir de bon ni de grand. Les gouvernements anciens ne connoissoient pas même ce mot de finance, et ce qu'ils faisoient avec des hommes est prodigieux. L'argent est tout au plus le supplément des hommes, et le supplément ne vaudra jamais la chose. Polonois, laissez-moi tout cet argent aux autres, ou contentezvous de celui qu'il faudra bien qu'ils vous donnent,

*Voyez la Notice préliminaire. On comptoit, tant en Pologne que dans le duché de Lithuanie, près de cinq cents domaines de cette espèce, et il y en avoit dont le revenu s'élevoit jusqu'à 60,000 fr.

puisqu'ils ont plus besoin de vos blés que vous de leur or. Il vaut mieux, croyez-moi, vivre dans l'abondance que dans l'opulence; soyez mieux que pécunieux, soyez riches: cultivez bien vos champs, sans vous soucier du reste; bientôt vous moissonnerez de l'or, et plus qu'il n'en faut pour vous procurer l'huile et le vin qui vous manquent, puisque à cela près la Pologne abonde ou peut abonder de tout. Pour vous maintenir heureux et libres, ce sont des têtes, des cœurs et des bras qu'il vous faut; c'est là ce qui fait la force d'un état et la prospérité d'un peuple. Les systèmes de finances font des ames vénales; et dès qu'on ne veut que gagner, on gagne toujours plus à être fripon qu'honnête homme. L'emploi de l'argent se dévoie et se cache; il est destiné à une chose et employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner; et que sont tous les surveillants qu'on leur donne, sinon d'autres fripons qu'on envoie partager avec eux? S'il n'y avoit que des richesses publiques et manifestes, si la marche de l'or laissoit une marque ostensible et ne pouvoit se cacher, il n'y auroit point d'expédient plus commode pour acheter des services, du courage, de la fidélité, des vertus; mais, vu sa circulation secréte, il est plus commode encore pour faire des pillards et des traîtres, pour mettre à l'enchère le bien public et la liberté. En un mot, l'argent est à-la-fois le ressort le plus foible et le plus vain que je connoisse pour faire marcher à son but la machine politique, le plus fort et le plus sûr pour l'en détourner.

On ne peut faire agir les hommes que par leur in

térêt, je le sais; mais l'intérêt pécuniaire est le plus mauvais de tous, le plus vil, le plus propre à la corruption, et même, je le répéte avec confiance et le soutiendrai toujours, le moindre et le plus foible aux yeux de qui connoît bien le cœur humain. Il est naturellement dans tous les cœurs de grandes passions en réserve; quand il n'y reste plus que celle de l'argent, c'est qu'on a énervé, étouffé toutes les autres qu'il falloit exciter et développer. L'avare n'a point proprement de passion qui le domine; il n'aspire à l'argent que par prévoyance, pour contenter celles qui pourront lui venir. Sachez les fomenter et les contenter directement sans cette ressource; bientôt elle perdra tout son prix.

Les dépenses publiques sont inévitables, j'en conviens encore; faites-les avec toute autre chose qu'avec de l'argent. De nos jours encore on voit en Suisse les officiers, magistrats et autres stipendiaires publics, payés avec des denrées. Ils ont des dîmes, du vin, du bois, des droits utiles, honorifiques. Tout le service public se fait par corvées, l'état ne paie presque rien en argent. Il en faut, dira-t-on, pour le paiement des troupes. Cet article aura sa place dans un moment. Cette manière de paiement n'est pas sans inconvénient; il y a de la perte, du gaspillage: l'administration de ces sortes de biens est plus embarrassante; elle déplaît surtout à ceux qui en sont chargés, parcequ'ils y trouvent moins à faire leur compte. Tout cela est vrai; mais que le mal est petit en comparaison de la foule de maux qu'il sauve ! Un homme voudroit malverser qu'il ne le pourroit pas, du moins sans qu'il y parût. On m'objectera les baillis de quelques cantons suisses; mais

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