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sente, chacun ayant un véritable intérêt de ne pas entrer en guerre, et les intérêts particuliers s'unissant à l'intérêt commun pour maintenir la paix, cette paix devroit s'établir d'elle-même et durer toujours sans aucune confédération. Ce seroit faire un fort mauvais raisonnement dans la présente constitution; car, quoiqu'il fût beaucoup meilleur pour tous d'être toujours en paix, le défaut commun de sûreté à cet égard fait que chacun, ne pouvant s'assurer d'éviter la guerre, tâche au moins de la commencer à son avantage quand l'occasion le favorise, et de prévenir un voisin qui ne manqueroit pas de le prévenir à son tour dans l'occasion contraire; de sorte que beaucoup de guerres, même offensives, sont d'injustes précautions pour mettre en sûreté son propre bien, plutôt que des moyens d'usurper celui des autres. Quelque salutaires que puissent être généralement les maximes du bien public, il est certain qu'à ne considérer que l'objet qu'on regarde en politique, et souvent même en morale, elles deviennent pernicieuses à celui qui s'obstine à les pratiquer avec tout le monde quand personne ne les pratique avec lui.

Je n'ai rien à dire sur l'appareil des armes, parceque, destitué de fondements solides, soit de crainte, soit d'espérance, cet appareil est un jeu d'enfants, et que les rois ne doivent point avoir de poupées. Je ne dis rien non plus de la gloire des conquérants, parceque, s'il y avoit quelques monstres qui s'affligeassent uniquement pour n'avoir personne à massacrer, il ne faudroit point leur parler raison, mais leur ôter les moyens d'exercer leur rage meurtrière. La garantie

de l'article troisième ayant prévenu toutes solides raisons de guerre, on ne sauroit avoir de motif de l'allumer contre autrui qui ne puisse en fournir autant à autrui contre nous-mêmes; et c'est gagner beaucoup que de s'affranchir d'un risque où chacun est seul

contre tous.

Quant à la dépendance où chacun sera du tribunal commun, il est très clair qu'elle ne diminuera rien des droits de la souveraineté; mais les affermira, au contraire, et les rendra plus assurés par l'article troisième, en garantissant à chacun, non seulement ses états contre toute invasion étrangère, mais encore son autorité contre toute rebellion de ses sujets. Ainsi les princes n'en seront pas moins absolus, et leur couronne en sera plus assurée; de sorte qu'en se soumettant au jugement de la diéte dans leurs démélés d'égal à égal, et s'ôtant le dangereux pouvoir de s'emparer du bien d'autrui, ils ne font que s'assurer de leurs véritables droits, et renoncer à ceux qu'ils n'ont pas. D'ailleurs il y a bien de la différence entre dépendre d'autrui ou seulement d'un corps dont on est membre et dont chacun est chef à son tour; car, en ce dernier cas, on ne fait qu'assurer sa liberté par les garants qu'on lui donne; elle s'aliéneroit dans les mains d'un maître, mais elle s'affermit dans celles des associés. Ceci se confirme par l'exemple du corps germanique; car, bien que la souveraineté de ses membres soit altérée à bien des égards par sa constitution, et qu'ils soient par conséquent dans un cas moins favorable que ne seroient ceux du corps européen, n'y en a pourtant pas un seul, quelque jaloux qu'il

il

soit de son autorité, qui voulût, quand il le pourroit, s'assurer une indépendance absolue en se détachant de l'empire.

Remarquez de plus que le corps germanique ayant un chef permanent, l'autorité de ce chef doit nécessairement tendre sans cesse à l'usurpation; ce qui ne peut arriver de même dans la diéte européenne, où la présidence doit être alternative et sans égard à l'inégalité de puissance.

A toutes ces considérations il s'en joint une autre bien plus importante encore pour des gens aussi avides d'argent que le sont toujours les princes; c'est une grande facilité de plus d'en avoir beaucoup par tous les avantages qui résulteront pour leurs peuples et pour eux d'une paix continuelle, et par l'excessive dépense qu'épargne la réforme de l'état militaire, de ces multitudes de forteresses et de cette énorme quantité de troupes qui absorbe leurs revenus, et devient chaque jour plus à charge à leurs peuples et à eux-mêmes. Je sais qu'il ne convient pas à tous les souverains de supprimer toutes leurs troupes, et de n'avoir aucune force publique en main pour étouffer une émeute inopinée, ou repousser une invasion subite. Je sais encore qu'il y aura un contingent à fournir à la confédération, tant pour la garde des frontières de l'Europe que pour l'entretien de l'armée confédérative destinée à soutenir au besoin les décrets de la diéte. Mais toutes ces dépenses faites, et l'extraordinaire des guerres à

Il se présente encore ici d'autres objections; mais, comme l'auteur du Projet ne se les est pas faites, je les ai rejetées dans l'examen.

sorte que

jamais supprimé, il resteroit encore plus de la moitié de la dépense militaire ordinaire à répartir entre le soulagement des sujets et les coffres du prince; de le peuple paieroit beaucoup moins; que le prince, beaucoup plus riche, seroit en état d'exciter le commerce, l'agriculture, les arts, de faire des établissements utiles qui augmenteroient encore la richesse du peuple et la sienne; et que l'état seroit avec cela dans une sûreté beaucoup plus parfaite que celle qu'il peut tirer de ses armées et de tout cet appareil de guerre qui ne cesse de l'épuiser au sein de la paix.

On dira peut-être que les pays frontières de l'Europe seroient alors dans une position plus désavantageuse, et pourroient avoir également des guerres à soutenir, ou avec le Turc, ou avec les corsaires d'Afrique, ou avec les Tartares.

A cela je réponds, 1o que ces pays sont dans le même cas aujourd'hui, et que par conséquent ce ne seroit pas pour eux un désavantage positif à citer, mais seulement un avantage de moins et un inconvénient inévitable auquel leur situation les expose; 2° que, déli vrés de toute inquiétude du côté de l'Europe, ils seroient beaucoup plus en état de résister au-dehors; 3o que la suppression de toutes les forteresses de l'intérieur de l'Europe et des frais nécessaires à leur entretien mettroit la confédération en état d'en établir un grand nombre sur les frontières sans être à charge aux confédérés; 4° que ces forteresses, construites, entretenues et gardées à frais communs, seroient autant de sûreté et de moyens d'épargne pour les puissances frontières dont elles garantiroient les états;

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que les troupes de la confédération, distribuées sur les confins de l'Europe, seroient toujours prêtes à repousser l'agresseur; 6o qu'enfin un corps aussi redoutable que la république européenne ôteroit aux étrangers l'envie d'attaquer aucun de ses membres, comme le corps germanique, infiniment moins puissant, ne laisse pas de l'être assez pour se faire respecter de ses voisins et protéger utilement tous les princes qui le composent.

On pourra dire encore que les Européens n'ayant plus de guerres entre eux, l'art militaire tomberoit insensiblement dans l'oubli ; que les troupes perdroient leur courage et leur discipline; qu'il n'y auroit plus ni généraux, ni soldats, et que l'Europe resteroit à la merci du premier venu.

Je réponds qu'il arrivera de deux choses l'une; ou les voisins de l'Europe l'attaqueront et lui feront la guerre, ou ils redouteront la confédération et la laisseront en paix.

Dans le premier cas, voilà les occasions de cultiver le génie et les talents militaires, d'aguerrir et former des troupes; les armées de la confédération seront à cet égard l'école de l'Europe; on ira sur la frontière apprendre la guerre; dans le sein de l'Europe on jouira de la paix, et l'on réunira par ce moyen les avantages de l'une et de l'autre. Croit-on qu'il soit toujours nécessaire de se battre chez soi pour devenir guerrier? et les Français sont-ils moins braves parceque les provinces de Touraine et d'Anjou ne sont pas en guerre l'une contre l'autre?

Dans le second cas, on ne pourra plus s'aguerrir, il

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