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repos et la liberté me paroissent incompatibles, il faut opter.

Je ne dis pas qu'il faille laisser les choses dans l'état où elles sont; mais je dis qu'il n'y faut toucher qu'avec une circonspection extrême. En ce moment on est plus frappé des abus que des avantages. Le temps viendra, je le crains, qu'on sentira mieux ces ayantages, et malheureusement ce sera quand on les aura perdus.

Qu'il soit aisé, si l'on veut, de faire de meilleures lois. Il est impossible d'en faire dont les passions des hommes n'abusent pas, comme ils ont abusé des premières. Prévoir et peser tous ces abus à venir est peutêtre une chose impossible à l'homme d'état le plus consommé. Mettre la loi au-dessus de l'homme est un problème en politique que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie. Résolvez bien ce problème; et le gouvernement fondé sur cette solution sera bon et sans abus. Mais jusque-là soyez sûrs qu'où vous croirez faire régner les lois, ce seront les hommes qui régneront.

Il n'y aura jamais de bonne et solide constitution que celle où la loi régnera sur les cœurs des citoyens: tant que la force législative n'ira pas jusque-là, les lois seront toujours éludées. Mais comment arriver aux cœurs? c'est à quoi nos instituteurs, qui ne voient jamais que la force et les châtiments, ne songent guère, et c'est à quoi les récompenses matérielles ne méneroient peut-être pas mieux; la justice même la plus intègre n'y mène pas, parceque la justice est, ainsi que la santé, un bien dont on jouit sans le sen

tir, qui n'inspire point d'enthousiasme, et dont on ne sent le prix qu'après l'avoir perdu.

Par où donc émouvoir les cœurs, et faire aimer la patrie et ses lois? L'oserai-je dire? par des jeux d'enfants, par des institutions oiseuses aux yeux des hommes superficiels, mais qui forment des habitudes chéries et des attachements invincibles. Si j'extravague ici, c'est du moins bien complétement, car j'avoue que je vois ma folie sous tous les traits de la raison.

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CHAPITRE II.

Esprit des anciennes institutions.

Quand on lit l'histoire ancienne, on se croit transporté dans un autre univers et parmi d'autres êtres. Qu'ont de commun les François, les Anglois, les Russes, avec les Romains et les Grecs? rien presque que la figure. Les fortes ames de ceux-ci paroissent aux autres des exagérations de l'histoire. Comment eux qui se sentent si petits penseroient-ils qu'il y ait eu de si grands hommes? Ils existèrent pourtant et c'étoient des humains comme nous. Qu'est-ce qui nous empêche d'être des hommes comme eux? nos préjugés, notre basse philosophie, et les passions du petit intérêt, concentrées avec l'égoïsme dans tous les cœurs par des institutions ineptes que le génie ne dicta jamais.

Je regarde les nations modernes. J'y vois force faiseurs de lois et pas un législateur. Chez les anciens,

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j'en vois trois principaux qui méritent une attention particulière; Moïse, Lycurgue, et Numa. Tous trois ont mis leurs principaux soins à des objets qui paroîtroient à nos docteurs dignes de risée. Tous trois ont eu des succès qu'on jugeroit impossibles, s'ils étoient moins attestés.

Le premier forma et exécuta l'étonnante entreprise d'instituer en corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans armes, sans talents, sans vertus, sans courage, et qui, n'ayant pas en propre un seul pouce de terrain, faisoient une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre; et, tandis qu'elle erroit dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnoit cette institution durable, à l'épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille ans n'ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd'hui dans toute sa force, lors même que le que le corps de la nation ne subsiste plus.

Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et des usages inalliables avec ceux des autres nations; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières; il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes; et tous les liens de fraternité qu'il mit entre les membres de sa république étoient autant de barrières qui le tenoient séparé de ses voisins et l'empêchoient de se mêler avec eux. C'est par là que cette

singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa régle, s'est pourtant conservée jusqu'à nos jours éparse parmi les autres sans s'y confondre, et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain.

Lycurgue entreprit d'instituer un peuple déjà dégradé par la servitude et par les vices qui en sont l'effet. Il lui imposa un joug de fer, tel qu'aucun autre peuple n'en porta jamais un semblable; mais il l'attacha, l'identifia pour ainsi dire à ce joug, en l'occupant toujours. Il lui montra sans cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins; il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul : et de cette continuelle contrainte, ennoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie qui fut toujours la plus forte ou plutôt l'unique passion des Spartiates, et qui en fit des êtres au-dessus de l'humanité. Sparte n'étoit qu'une ville, il est vrai; mais par la seule force de son institution, cette ville donna des lois à toute la Grèce, en devint la capitale, et fit trembler l'empire persan. Sparte étoit le foyer d'où sa législation étendoit ses effets tout autour d'elle.

Ceux qui n'ont vu dans Numa qu'un instituteur de rites et de cérémonies ligieuses ont bien mal jugé ce grand homme. Numa fut le vrai fondateur de Rome. Si Romulus n'eût fait qu'assembler des brigands qu'un revers pouvoit disperser, son ouvrage imparfait n'eût résister au temps. Ce fut Numa qui le rendit solide

pu

et durable en unissant ces brigands en un corps indissoluble, en les transformant en citoyens, moins par des lois, dont leur rustique pauvreté n'avoit guère encore besoin, que par des institutions douces qui les attachoient les uns aux autres, et tous à leur sol, en rendant enfin leur ville sacrée par ses rites frivoles et superstitieux en apparence, dont si peu de gens sentent la force et l'effet, et dont cependant Romulus, le farouche Romulus lui-même, avoit jeté les premiers fondements.

Le même esprit guida tous les anciens législateurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des liens qui attachassent les citoyens à la patrie et les uns aux autres; et ils les trouvèrent dans des usages particuliers, dans des cérémonies religieuses qui par leur nature étoient toujours exclusives et nationales 1; dans des jeux qui tenoient beaucoup les citoyens rassemblés; dans des exercices qui augmentoient avec leur vigueur et leurs forces leur fierté et l'estime d'euxmêmes; dans des spectacles qui, leur rappelant l'histoire de leurs ancêtres, leurs malheurs, leurs vertus, leurs victoires, intéressoient leurs cœurs, les enflammoient d'une vive émulation, et les attachoient fortement à cette patrie dont on ne cessoit de les occuper. Ce sont les poésies d'Homère récitées aux Grecs solennellement assemblés, non dans des coffres, sur des planches et l'argent à la main, mais en plein air et en corps de nation; ce sont les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, représentées souvent devant eux; se sont les prix dont, aux acclamations de toute

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1 Voyez la fin du Contrat social (liv. Iv, chap. 8).

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