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voit remonter au droit solide et primitif, il y auroit de souverains en Europe qui ne dussent rendre tout ce qu'ils ont.

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Une autre semence de guerre plus cachée et non moins réelle, c'est que les choses ne changent point de forme en changeant de nature : que des états héréditaires en effet restent électifs en apparence; qu'il y ait des parlements ou états nationaux dans des monarchies, des chefs héréditaires dans des républiques; qu'une puissance dépendante d'une autre conserve encore une apparence de liberté; que tous les peuples soumis au même pouvoir ne soient pas gouvernés par les mêmes lois; que l'ordre de succession soit différent dans les divers états d'un même souverain; enfin que chaque gouvernement tende toujours à s'altérer sans qu'il soit possible d'empêcher ce progrès. Voilà les causes générales et particulières qui nous unissent pour nous détruire, et nous font écrire une si belle doctrine sociale avec des mains toujours teintes de sang humain.

Les causes du mal étant une fois connues, le reméde, s'il existe, est suffisamment indiqué par elles. Chacun voit que toute société se forme par les intérêts communs; que toute division naît des intérêts opposés; que mille événements fortuits pouvant changer et modifier les uns et les autres, dès qu'il y a société, il faut nécessairement une force coactive qui ordonne et concerte les mouvements de ses membres, afin de donner aux communs intérêts et aux engagements réciproques la solidité qu'ils ne sauroient avoir par eux-mêmes.

Ce seroit d'ailleurs une grande erreur d'espérer que cet état violent pût jamais changer par la seule force des choses et sans le secours de l'art. Le système de l'Europe a précisément le degré de solidité qui peut la maintenir dans une agitation perpétuelle, sans la renverser tout-à-fait; et si nos maux ne peuvent augmenter, ils peuvent encore moins finir, parceque toute grande révolution est désormais impossible.

Pour donner à ceci l'évidence nécessaire, commençons par jeter un coup d'œil général sur l'état présent de l'Europe. La situation des montagnes, des mers, et des fleuves, qui servent de bornes aux nations qui l'habitent, semble avoir décidé du nombre et de la grandeur de ces nations; et l'on peut dire que l'ordre litique de cette partie du monde est, à certains égards, l'ouvrage de la nature.

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En effet, ne pensons pas que cet équilibre si vanté ait été établi par personne, et que personne ait rien fait à dessein de le conserver: on trouve qu'il existe; et ceux qui ne sentent pas en eux-mêmes assez de poids pour le rompre, couvrent leurs vues particulières du prétexte de le soutenir. Mais qu'on y songe ou non, cet équilibre subsiste, et n'a besoin que de lui-même pour se conserver, sans que personne s'en mêle; et quand il se romproit un moment d'un côté, il se rétabliroit bientôt d'un autre: de sorte que si les princes qu'on accusoit d'aspirer à la monarchie universelle y ont réellement aspiré, ils montroient en cela plus d'ambition que de génie. Car comment envisager un moment ce projet, sans en voir aussitôt le ridiculę? comment ne pas sentir qu'il n'y a point de potentat en

Europe assez supérieur aux autres pour pouvoir jamais en devenir le maître? Tous les conquérants qui ont fait des révolutions se présentoient toujours avec des forces inattendues, ou avec des troupes étrangères et différemment aguerries, à des peuples ou désarmés, ou divisés, ou sans discipline; mais où prendroit un prince européen des forces inattendues pour accabler tous les autres, tandis que le plus puissant d'entre eux est une si petite partie du tout, et qu'ils ont de concert une si grande vigilance? Aura-t-il plus de troupes qu'eux tous? Il ne le peut, ou n'en sera que plus tôt ruiné, ou ses troupes seront plus mauvaises, en raison de leur plus grand nombre. En aura-t-il de mieux aguerries? Il en aura moins à proportion. D'ailleurs la discipline est partout à peu près la même, ou le deviendra dans peu. Aura-t-il plus d'argent? Les sources en sont communes, et jamais l'argent ne fit de grandes conquêtes. Fera-t-il une invasion subite? La famine ou des places fortes l'arrêteront à chaque pas. Voudra-t-il s'agrandir pied à pied? Il donne aux ennemis le moyen de s'unir pour résister; le temps, l'argent, et les hommes, ne tarderont pas à lui manquer. Divisera-t-il les autres puissances pour les vaincre l'une par l'autre? Les maximes de l'Europe rendent cette politique vaine; et le prince le plus borné ne donneroit pas dans ce piège. Enfin, aucun d'eux ne pouvant avoir de ressources exclusives, la résistance est, à la longue, égale à l'effort, et le temps rétablit bientôt les brusques accidents de la fortune, sinon pour chaque prince en particulier, au moins pour la constitution générale.

Veut-on maintenant supposer à plaisir l'accord de deux ou trois potentats pour subjuguer tout le reste? Ces trois potentats, quels qu'ils soient, ne feront pas ensemble la moitié de l'Europe. Alors l'autre moitié s'unira certainement contre eux; ils auront donc à vaincre plus fort qu'eux-mêmes. J'ajoute que les vues des uns sont trop opposées à celles des autres, et qu'il règne une trop grande jalousie entre eux, pour qu'ils puissent même former un semblable projet. J'ajoute encore que, quand ils l'auroient formé, qu'ils le mettroient en exécution, et qu'il auroit quelques succès, ces succès mêmes seroient, pour les conquérants alliés, des semences de discorde; parcequ'il ne seroit pas possible que les avantages fussent tellement partagés que chacun se trouvât également satisfait des siens, et que le moins heureux s'opposeroit bientôt aux progrès des autres, qui, par une semblable raison, ne tarderoient pas à se diviser eux-mêmes. Je doute que, depuis que le monde existe, on ait jamais vu trois ni même deux grandes puissances bien unies en subjuguer d'autres sans se brouiller sur les contingents ou sur les partages, et sans donner bientôt, par leur mésintelligence, de nouvelles ressources aux foibles. Ainsi, quelque supposition qu'on fasse, il n'est pas vraisemblable que ni prince, ni ligue puisse désormais changer considérablement et à demeure l'état des choses parmi nous.

Ce n'est pas à dire que les Alpes, le Rhin, la mer, les Pyrénées, soient des obstacles insurmontables à l'ambition; mais ces obstacles sont soutenus par d'autres qui les fortifient, ou ramènent les états aux mêmes

limites, quand des efforts passagers les en ont écartés. Ce qui fait le vrai soutien du système de l'Europe, c'est bien en partie le jeu des négociations, qui presque toujours se balancent mutuellement: mais ce système a un autre appui plus solide encore, et cet appui c'est le Corps germanique, placé presque au centre de l'Europe, lequel en tient toutes les autres parties en respect, et sert peut-être encore plus au maintien de ses voisins qu'à celui de ses propres membres: corps redoutable aux étrangers par son étendue, par le nombre et la valeur de ses peuples; mais utile à tous par sa constitution, qui, lui ôtant les moyens et la volonté de rien conquérir, en fait l'écueil des conquérants. Malgré les défauts de cette constitution de l'empire, il est certain que, tant qu'elle subsistera, jamais l'équilibre de d'Europe ne sera rompu, qu'aucun potentat n'aura à craindre d'être détrôné par un autre, et que le traité de Vestphalie sera peut-être à jamais parmi nous la base du système politique. Ainsi le droit public, que les Allemands étudient avec tant de soin, est encore plus important qu'ils ne pensent, et n'est pas seulement le droit public germanique, mais, à certains égards, celui de toute l'Europe.

Mais si le présent système est inébranlable, c'est en cela même qu'il est plus orageux; car il y a, entre les puissances européennes, une action et une réaction qui, sans les déplacer tout-à-fait, les tient dans une agitation continuelle; et leurs efforts sont toujours vains et toujours renaissants, comme les flots de la mer, qui sans cesse agitent sa surface sans jamais en changer le niveau; de sorte que les peuples sont

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