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montrer les amis, les pères des leurs qu'en est-il résulté ? que la culture s'est ressentie des bons procédés envers le cultivateur; que celui-ci, doublement intéressé à la faire mieux valoir, et comprenant qu'en travaillant pour un maître humain, il travaillait aussi pour lui-même, a mis dans son labeur un zèle, une opiniâtreté, une conscience que ne peuvent inspirer, que doivent amortir les supplices. Mais, s'il était vrai que pour exploiter la culture coloniale, le commerce, la traite et l'esclavage des noirs fussent nécessaires; s'il était vrai que pour maintenir celui-ci les supplices fussent indispensables, comment ose-t-on, dans un écrit où l'on professe une philosophie philanthropique, vanter le bonheur dont jouissaient nos colonies? Comment ? c'est que, faisant abstraction de la population noire qui souffrait et était faite pour souffrir, on ne s'occupe que des Blancs qui jouissaient et étaient faits pour jouir; c'est que cent mille Nègres (*) tirés annuellement des côtes de l'Afrique, précipités dans un exil lointain et dans un esclavage horrible par la fraude et la violence, sont pour certains yeux et pour certaines âmes moins que des hommes, car ils n'en ont pas la couleur, et l'on affirme qu'ils ne

(*) Terme moyen de la Traite, en temps de paix. Elle est transportée par trois cent trente à trois cent cinquante vais- Voyez Clarkson, dans son Essai sur les désavantages politiques de la Traite.

seaux.

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peuvent en acquérir l'intelligence; moins aussi que des animaux dont ils ne possèdent ni la force, ni l'instinct, ni l'aptitude. Qu'importe, après cela, qu'ils soient arrachés à leurs familles, à leurs peuplades, à leur terre natale, au soleil africain qui échauffa leur berceau ! Qu'importe que, durant la plus longue traversée, ils gémissent entassés et pêle-mêle au fond d'une cale fétide, où des miasmes putrides engendrent des maladies, dont le caractère est affreux, dont les noms mêmes nous sont inconnus! Qu'importe que la mort moissonne avant le temps les deux tiers de ces infortunés; hélas! n'estelle pas un bienfait qui les soustrait à l'horrible existence qu'on leur prépare? N'est-elle pas aussi la punition que la Providence réserve à leurs ravisseurs, en les frappant dans leur avarice trompée ?

Ce n'est point ici qu'on doit placer un tableau détaillé de l'esclavage, duquel, d'ailleurs, nous aurons à nous occuper plus loin et plus d'une fois. Que le lecteur n'oublie pas seulement qu'on a eu le courage de vanter la félicité d'un pays qui semblait alors n'exister que par lui, quoique depuis la liberté l'ait rendu plus florissant encore. Mais alors, on le trouvait admirable précisément parce qu'elle n'y existait pas; car, malgré les souffrances de la majorité opprimée, ou plutôt, par ces souffrances mêmes, une minorité opprimante nageait dans l'abondance; et la métropole, complice et protectrice de ses crimes, en recueillait le sanglant, mais

productif résultat. Tout allait donc à merveille, et l'historien a raison. (*)

Il l'a de la même manière, lorsqu'il vante la restauration de notre marine, que Louis xv ne trouvait pourtant admirable que sous le pinceau de Vernet. C'est encore avec autant d'équité qu'il applaudit à l'abondance progressive des revenus publics, dont il a soin de taire la source. Enfin, après avoir préconisé dans notre littérature en décadence, l'héritière de cette forte littérature qui illustra le dix-septième siècle et la première moitié du siècle suivant, l'historien s'extasie devant des monumens d'architecture, au spectacle du luxe, au souvenir des fêtes, au tableau de l'allégresse qu'elles excitaient «< depuis la joyeuse Provence jusqu'à la fertile Alsace; » ce sont ses expressions, sur un peuple facile, inconséquent, irréfléchi, auquel le plaisir du moment fait oublier la misère de la veille et l'oppression du len+ demain. Ici pourtant par une concession qu'arrache la vérité, on veut bien avouer «que la misère était plus répandue dans les basses classes et dans la campagne, qu'elle ne l'est aujourd'hui; »> ce qui, ce me semble, justifie le présent en accusant le passé ; « que les magistrats étaient ambitieux et contradicteurs

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(*) Ce n'est pas tout-à-fait ce que pensa le Comité des Cinq, noyau de la Société des Amis des Noirs: nous aurons occasion de parler de l'un et de l'autre. Le premier, qui s'assemblait à l'hôtel de La Rochefoucauld, était composé de Grégoire, Mirabeau, La Rochefoucauld, Condorcet et La Fayette.

opiniâtres de l'autorité royale : » ce qui, ce me semble, accuse l'oligarchie parlementaire et justifie nos modestes tribunaux; «< que les courtisans, moins avides que leurs pères, étaient plus futiles et plus inquiets: » ce qui, ce me semble, conduit les fils par caprices de mode, aux innovations subversives, comme leurs pères, doués de caractères plus mâles, furent entraînés aux factions rebelles; «que le gouvernement, par des fautes multipliées; les grands, par leurs intrigues; les parlemens, par une résistance ambitieuse; enfin, toutes les classes lettrées, par un esprit novateur et présomptueux, avaient compromis tous les avantages d'une heureuse situation. » On daigne ne pas nier non plus « que la France, depuis son bouleversement, et durant le cours même de ses agitations périodiques, n'ait fait des progrès très marqués dans son agriculture, dans son industrie, dans les beaux arts, dans les sciences, et surtout dans la science militaire, nouveau mobile d'une gloire incomparable. » On convient encore « que les mœurs des hautes et des moyennes classes se sont épurées; que la religion a repris son empire sur les ames tendres et sur les esprits éclairés; que le matérialisme, attaqué de toutes parts avec talent et vaincu partout, ne conserve quelque reste de force que par son alliance avec les vices et avec l'esprit révolutionnaire. » Et, pour arriver à la conciliation de ces propositions qui semblent s'exclure, ou du moins qui se contredisent, que conclue-t-on ? Que tous les biens dont la révolution

a été la cause ou plutôt l'occasion, seraient arrivés sans la révolution, moins cependant les malheurs et les crimes qui l'ont accompagnée. « Qu'on eût laissé régner Louis xvi, ajoute l'annaliste, et, suivant les vœux de son âme libérale, tous ces biens nous étaient acquis. Il ne fallait, selon ce narrateur politique, il ne fallait qu'appuyer sa faiblesse au lieu de l'accabler.>>

Et qui donc l'accabla, si ce ne furent ceux qui l'abandonnèrent? Était-ce de Coblentz qu'on pouvait défendre celui qu'on attaquait à Paris? Qu'importait à ce prince infortuné, encore plus trahi par des amis maladroits que persécuté par des ennemis rebelles, que lui faisaient le rassemblement, la marche, l'approche d'une armée libératrice? Chaque victoire de cette armée le menaçait davantage, et la retraite de cette armée a précipité sa perte. Toutefois, dans la situation respective des esprits et des institutions, dans la contradiction continuelle entre les mots et les choses, dans l'opposition entre les désirs, les besoins mêmes et les refus, je crois cette perte plus ou moins tardive, plus ou moins tragique; je la crois inévitable. Un tyran au cœur de bronze eût soulevé contre lui seul le volcan révolutionnaire; un grand homme en eût dirigé l'explosion : elle devait engloutir le meilleur des hommes, le plus incapable des rois.

De bonne foi, est-ce avec ces peintures fantastiques qu'on prétend donner de la révolution un tableau vrai, et de ses antécédens une idée juste?

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