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neur dans un fiction poétique; mais elle répugne à la gravité, et surtout à la sincérité historiques. La muse de l'histoire a aussi sa pudeur, que les demimensonges ne peuvent violer sans doute, mais qu'ils outragent. En 1787, la révolution, élaborée dans les esprits, n'était encore que probable: un peu d'adresse, un peu de vigueur dans l'autorité pouvait la rendre impossible. Que devenait alors ce rôle de Washington dont on fait faire des répétitions à M. de La Fayette? Mais l'événement a démenti ces conjectures hasardées. La révolution a éclaté, et La Fayette n'en a pas plus été le Washington, que la France n'est les États-Unis.

Les États-Généraux sont convoqués : ils vont s'assembler. Avant d'y montrer cet homme célèbre dans le double personnage qu'il y a rempli, nous sera-t-il permis de jeter un coup d'oeil rapide sur la situation de la France en 1789? Cette appréciation de l'état des choses devra souvent être répétée, et sera toujours nécessaire au frontispice des livres analogues à celui-ci. Ceux qui les écrivent partent ensemble d'un point commun; mais, avant de s'engager dans des routes, quelquefois fort divergentes, comment chacun d'eux envisage-t-il le point de départ? C'est ce qui me paraît curieux à constater. Quant à moi, je confesse que mon objet, en apparence circonscrit à la carrière d'un homme et des événemens dans lesquels il a figuré, s'attache moins à lui, moins à eux, qui ont trouvé, qui trouveront encore assez de détracteurs ou d'apologistes, qu'aux

principes délaissés par la plupart des écrivains. La morale appliquée à la politique n'est pour beaucoup qu'une théorie impraticable. Je suis loin de l'admettre; mais, quand cela serait, considéré dans les applications de détail, faudrait-il abandonner l'ensemble aux erreurs, aux préjugés ; et, à l'exemple d'un écrivain, dont le nom fut une autorité justifiée par des talens réels, réunir les ressources et les efforts de ces talens pour calomnier la philosophie et déshonorer la liberté (*) ? Je ne prétends point engager avec lui une lutte inégale et surtout inutile: on revient difficilement d'erreurs lucratives et de préjugés consacrés par des pensions; mais, avec toute l'indépendance d'une plume qui m'appartient, je me réserve de rétablir, en passant, quelques, principes faussés, quelques faits altérés, quelques vérités compromises.

Parmi les félicités dont jouissait la France en 1789, félicités, dit-on, dont l'homme abuse et se fatigue, il faut d'abord nommer le fléau des guerres civiles aboli pour jamais. Notre histoire, ajoute-t-on, a constaté qu'elles s'étaient reproduites une ou deux fois par siècle, et qu'à l'exception de la révolte des Cévennes, elles n'avaient reparu que de loin en

(*) M. Lacretelle jeune, dans une prétendue Histoire de l'Assemblée Constituante. Pour le punir d'y avoir outragé la philosophie, flétri la liberté, calomnié leurs défenseurs, le Dieu de vérité, qui est aussi celui des talens honnêtes, lui a retiré, dans ce coupable ouvrage, ceux qui ont mérité aux précédens une juste et brillante réputation.

loin, sous la forme peu dangereuse d'émeutes bientôt comprimées. Il est vrai que, par compensation, elles avaient éclaté dix fois dans le court intervalle du règne de Charles 1x au règne de Henri IV. ·(*)

La guerre civile est un fléau : c'est le plus horrible, car il les renferme tous. Mais, en exécrant les causes qui le produisent, et qui sont toujours dans les ambitieuses prétentions de quelques chefs rivaux ; en maudissant les sanglans effets de ces causes sacriléges, ne doit-on pas reconnaître dans leur principe la séve, la vigueur, la virilité qui caractérisent les nations libres ou dignes de l'être? Un peuple privé de ses droits n'a que faire de cette énergie: on appelle émeutes la turbulence qu'il montre quelquefois, lorsqu'on lui dispute son pain, et on la punit à titre de révolte. Je ne sais si, durant ces léthargies publiques, la société est plus florissante; mais je sais que ses maîtres digèrent et dorment paisiblement.

On vante comme un second principe de félicité la conquête des provinces réunies à la couronne sous diverses conditions, et l'exploitation des colonies, tributaires, sans conditions, de la métropole. Mais, dans la plupart des provinces, la main ministérielle touchait tellement à tout, qu'elle paralysait, du moins pour les localités, les produits de l'industrie ou l'industrie elle-même. Avec le sol le plus

Histoire de l'Assemblée Constituante, pag. 1 et suiv.

la

riche, sous les latitudes les plus favorisées, où en étaient l'agriculture et la circulation de ses produits? L'une était arrêtée dans ses progrès par routine; les autres étaient accaparés par le monopole ou frappés par le fisc. Imaginait-on de nouveaux moyens agronomiques? une académie était là pour les faire rejeter. Proposait-on de nouvelles branches industrielles à exploiter? la manufacture privilégiée du pays se présentait pour les interdire. Depuis les droits royaux auxquels leur nationalité fournissait un prétexte légal, jusqu'aux droits illégitimes de la féodalité locale, le cultivateur, le négociant, le propriétaire, le consommateur rencontraient des obstacles à tout et partout. Les pays d'États n'étaient guère plus favorisés que les provinces acquises par la conquête. De qui, par qui, et comment étaient composées les assemblées de ces États? de familles intéressées au maintien des priviléges spéciaux; par les agens ministériels, parens, alliés, protecteurs de ces familles. Ce qu'on y délibérait était décidé d'avance; ce qu'on y eût décidé de contraire aux vues de la cour, demeurait sans exécution. Quelquefois même le patriotisme devenait un délit, et le courage était réputé séditieux. Témoins les États de Bretagne, et cette célèbre assemblée de Vizille, près Grenoble, d'où, avec le cri de liberté, sortirent des troubles suscités par la résistance du despotisme. Si les provinces étaient heureuses, pourquoi ces ébranlemens périodiques, ces récalcitrances à ассерter les nouveaux édits, à payer les nouveaux im

pôts ? Pourquoi la demande formelle en suppression des traites et gabelles, de la dîme et surtout de l'humiliante corvée (*)? Pourquoi le reculement des barrières fiscales aux frontières, et l'établissement d'assemblées provinciales pour la répartition égale et graduelle des impôts? Puisque tels furent les objets des doléances (**) populaires et des résolutions des notables, les provinces, au nom et dans l'intérêt desquelles on les délibéra, n'étaient donc point aussi heureuses que l'historien veut bien nous les représenter?

Quant aux colonies, et surtout Saint-Domingue, j'admets que, sous le rapport commercial, elles étaient florissantes, quoique, même dans l'ordre du régime qui les gouvernait, elles eussent pu le devenir davantage. En effet, dans la nécessité supposée d'une administration arbitraire, était-il indispensable qu'elle fût terrible et quelquefois sanglante? Tous les planteurs n'ont pas été des Caligula domestiques; quelques uns, au milieu même des tyrans qui opprimaient leurs esclaves, ont osé se

(*) Du latin barbare corvada, employé dans ce sens par les auteurs de la basse latinité (MÉNAGE), et dérivé lui-même de curvatus, participe de curvare: en effet le corps du corvéable, courbé vers la terre pour y remplir sa tâche gratuite, offrait l'image vivante du serf ployé sous le joug de la violence, de l'habitude et de la nécessité.

(**) Plaintes. On permettait de se plaindre : demander eût paru trop hardi.

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