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occasion pour adoucir la multitude, et lui faire comprendre que l'esprit de paix et la gaîté pouvaient s'allier avec le patriotisme. Mais, malgré tous leurs soins, l'affreux refrain de Ça ira! attestait que cette multitude gardait un souvenir joyeux de SES CRIMES. » Et c'est un Français qui a porté ce jugement, qui a prononcé cette cruelle condamnation d'un demi-million de ses concitoyens! N'oubliez pas qu'alors un nombre très petit de meurtres, quoique trop grand encore, avait ensanglanté les premières palmes de la liberté; n'oubliez pas que La Fayette, indigné de ces meurtres, que le seul glaive de la loi pouvait justifier, avait refusé de commander, non aux hommes atroces qui les avaient commis, mais aux citoyens pusillanimes qui les avaient laissé commettre; n'oubliez pas que des larmes publiques, que des expiations solennelles avaient exprimé, non le repentir de la multitude, innocente de ces crimes, mais ses regrets de ne pas les avoir empêchés. Et voilà qu'un écrivain qui, selon son aveu, fut témoin de ces scènes dans sa jeunesse; qui, dans la maturité de son talent, les retraça jadis avec un pinceau plus véridique, parce qu'il était moins influencé; voilà qu'aujourd'hui il déshonore sa plume vieillissante, en les reproduisant sous les noires couleurs qui conviennent aux factions ressuscitées ! Mais que l'ascendant des factions est faible en face de la vérité! S'il est des hommes qui trahissent celle-ci par calcul, il en est d'autres qui la vengent par conscience. Ceux-là diront

aux premiers: Jamais la nation française, incapable des crimes commis dans son sein par l'une ou l'autre faction que l'Étranger y nourrit; jamais cette nation, qu'un Burke, qu'un Kotzebuë, qu'un Goldsmith pouvaient calomnier, mais qui devrait être respectée du moins par ses propres publicistes; jamais elle n'a pu garder le souvenir joyeux des crimes qu'elle n'a pas commis. Elle renvoie à leurs détestables auteurs ceux dont sa révolution a été l'occasion et le prétexte; elle les leur renvoie avec les forfaits dont son histoire est remplie, qui n'ont profité qu'à eux, et desquels, sans avoir été une seule fois la complice, elle fut toujours la victime : témoin les orgueilleux attentats et l'humiliante servitude du régime féodal; le fanatisme ardent qui provoqua les croisades, et les superstitions cruelles qui les accompagnèrent; témoin l'introduction des Anglais sur la terre des Francs, et les oppressions dont ils la chargèrent, après la fatale démence de Charles vi; témoin les guerres civiles qu'allumèrent l'ambition des princes lorrains et les intrigues de l'Espagne, et qui couvrirent de deuil les derniers règnes de la funeste race des Valois; témoin les atrocités qui escortèrent la Réforme, et les manoeuvres, tantôt pieuses, tantôt politiques, mais toujours anglaises ou ultramontaines, qui précédèrent ou suivirent l'invasion des hérésies; témoin les guerres ruineuses soufflées à Louis XIV, que chatouillait la vanité de faire ou de protéger des rois. Je m'arrête car l'abondance des preuves mêmes m'écarte de

l'objet à prouver; mais l'historien que je combats a, dans la chaire même où il explique nos annales, rencontré plus d'une fois la main d'où partirent tant de crimes; et il sait mieux que moi si cette main est celle du peuple français. « Aux jours de la Fédération, a dit un chronologue qui ne lui est pas toujours favorable, il célébrait les saturnales de la liberté, mais sans désordre, sans querelles, sans autre tumulte que les cris de la joie, les invitations ou les remercimens d'une bienveillance mutuelle. >> Cinq à six cent mille âmes réunies par le même sentiment, dans le même lieu, pour le même objet; en quel siècle, chez quel peuple vit-on jamais un semblable tableau ?

Pourquoi l'espace où nous sommes resserrés ne nous permet-il pas de le reproduire dans toute son étendue? Nous en indiquerons au moins quelques traits, au milieu desquels figurera parfois l'homme qui nous occupe.

Dans les soirées des 5, 6 et 7 juillet, on évaluait le nombre des travailleurs à deux cent cinquante mille; et, parmi tant d'individus si différens par leur éducation, leurs professions, leurs habitudes, réunis sur un même point et dans une agitation continuelle, il ne s'éleva pas une seule querelle, on n'entendit pas une parole désobligeante. En arrivant au Champ-de-Mars, chaque travailleur déposait à terre son habit, sa cravate, sa montre, les abandonnait à la merci de la loyauté publique, et allait avec sécurité se mettre à l'ouvrage. Rien ne

fut perdu, rien ne fut enlevé. On ne remarqua pas le moindre désordre, pas la moindre action reprochable dans cette multitude de personnes si diverses, mais si unanimes dans leurs sentimens. Cependant, pour les diriger, il ne parut dans le Champ-de-Mars ni sentinelles, ni un homme armé, pas une baionnette. Il n'en fallait point: tous ces travailleurs étaient commandés, protégés, contenus par leur patriotisme. (*)

Nous avons dit que La Fayette avait paru au Champ-de-Mars pendant ces travaux : il fut aussitôt environné par la foule des ouvriers qui lui adressèrent mille témoignages de leur affection. Le géné– ral y répondit en prenant une bêche, en chargeant de terre une brouette et en la traînant. (**)

Le roi voulut aussi jouir d'un spectacle si extraordinaire. Aussitôt qu'il fut aperçu, un grand nombre de travailleurs, la pioche et la pelle sur l'épaule, accoururent avec des cris de joie, et formèrent autour de lui une garde d'honneur. Ce prince, enchanté d'un accueil si cordial, visita plusieurs ateliers, s'y arrêta long-temps, et adressa à ceux qui les composaient des paroles pleines de popularité.

Avant de tracer l'acte même de la Fédération qui doit terminer cette esquisse, n'oublions pas de re

(*) Esquisses de la Révolution, par Dulaure, tome jer, pag. 348.

(**) Confédération nationale, par Millin.

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produire à la reconnaissance des souvenirs le nom du citoyen qui provoqua toute la population de Paris à se porter au Champ-de-Mars. Afin de placer, et même d'asseoir les cinq à six cent mille spectateurs de la cérémonie, la municipalité avait ordonné que les terres de l'intérieur fussent portées autour de l'enceinte, distribuées circulairement et relevées en talus. Vingt-cinq mille ouvriers avaient ébauché cette besogne; mais elle était si considérable, qu'opérant sur un immense terrain, on ne s'apercevait de leurs lents progrès que pour en redouter l'inefficacité. Cette crainte, vivement exprimée dans une lettre de M. Cartheri, se communiqua avec la rapidité d'un patriotisme électrique. Dès le lendemain, la foule s'achemina vers le grand atelier; et bientôt suivie par toutes les professions en corps, elle changea en travaux réguliers de vastes encombremens. Il reste encore, des solides et élégantes constructions qui en résultèrent, assez de traces pour les apprécier. C'est dans leur enceinte, qui retrace l'image du cirque d'Olympie, que se font les courses de chevaux; et 1815 a presque vu se renouveler, dans la solennité du Champ-de-Mai, celle du 14 juillet 1790.

On va reconnaître l'Étranger dans une des manœuvres qui lui sont familières, et qu'il a toujours réservées pour les grandes occasions. Quelques semaines avant la grande époque, des bruits sinistres avaient circulé de manière à déterminer les habitans de Paris à déserter cette ville. On assurait

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