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lier; une crainte prévoyante ne lui permettait pas de se joindre à la populace, qui, après l'avoir vengée, aurait fini par la détruire.

Placé au milieu de ces intérêts et de ces sentimens opposés, harcelé d'ailleurs par une magistrature qui avait aussi sa pensée secrète et sa direction particulière, le gouvernement, au lieu de s'élever au-dessus de ces conflits, et de s'en emparer pour le bien de tous, appela le peuple; et, sans l'initier à la tactique politique qu'il, ignorait luimême, il l'introduisit, pour ainsi dire, dans le réservoir de la souveraineté, et l'admit à y puiser. Les événemens ont répondu à cette détermination, que le ministre dirigeant (M. Necker) ne crut pas imprudente, parce qu'elle était mesurée. Un véritable homme d'État n'aurait pas ignoré qu'une révolution, abandonnée à ses instrumens, ne se calcule pas, et qu'il n'y a point de mesure pour l'ivresse du peuple qui boit à la coupe du pouvoir.

Je reprends le fil rapide qui, à travers tant d'intérêts soulevés, tant de sentimens contradictoires, tant d'opinions novatrices, tant de passions profondément remuées et inopinément déchaînées; en un mot, qui, à travers tant d'événemens mêlés, auxquels il a eu part, et sur lesquels je reviendrai avec détail, doit conduire le lecteur dans la carrière fournie par La Fayette.

Formés d'élémens hétérogènes et combustibles, les états-généraux se rassemblent; et déjà, dans leurs réunions familières, fermente cet aigre levain,

que

la différence des opinions, que l'opposition des intérêts ont jeté dans les trois ordres. La restauration des finances, celle du gouvernement, bien autrement importante, sont des principes sur lesquels on dispute peu, parce qu'ils semblent nouer toutes les volontés à un centre commun. Mais d'accord en apparence sur les mots sacramentaux, on est loin de l'être sur les choses réelles. Chaque ordre, chaque classe, chaque députation, chaque député interprète, les uns par les autres, selon ses affections, ses préjugés, ce qu'il sent ses opinions, ce qu'il croit ses intérêts. Dans une aggrégation de douze cents individus, offerts l'un à l'autre comme l'élite de la France, personne ne se connaît, nul ne s'abandonne, et tous se tátent. Ce ne sont point les vues individuelles ou les directions collectives qu'on cherche à pressentir, ce sont les caractères privés, ce sont les mœurs, les habitudes domestiques qu'on essaie de pénétrer. Par elles, on aura bientôt le secret des intentions et la clef de la conduite. Mais ces études morales, ces explorations intérieures, qui aurait dû les faire et qui les faisait ? C'étaient les députés eux-mêmes, exerçant sur leurs collègues des expériences anticipées; tandis que la cour, négligeant, méprisant peut-être leur sens moral, tentait seulement de l'acheter ou de le corrompre. A sa suite, et au travers de la brèche qu'elle a pratiquée dans l'honneur, ou du moins dans l'impartialité de quelques uns, arrive et se glisse l'intrigue de l'Étranger. On a remarqué qu'à cette

époque, les figures anglaises abondaient à Paris; on a remarqué que les bureaux de change regorgeaient de guinées; on a remarqué que, parmi les ouvriers dont se composent les ateliers de nos faubourgs, or avait reçu une multitude d'inconnus parlant les patois du nord et du midi de l'Europe. Qui donc les avait envoyés? par qui et pourquoi avaient-ils été admis?

Cependant ce levain dont je viens de parler, échauffé encore par des intrigues multipliées, commençait à produire sur les meneurs futurs de l'Assemblée son effet nécessaire. Des prétentions réci– proques et contraires se montrant, quoique avec ménagement, éveillaient des défiances et une opposition réciproques. Chaque ordre, sous le nom de réforme, cachait le désir de son amélioration par les sacrifices des deux autres. Individuellement, on comprenait très bien la nécessité d'un changement; rassemblés, le préjugé natif, l'esprit de plèbe agissait sur la foule tant la réunion, même la plus distinguée, a d'analogie avec l'aveugle populace, et, comme elle, se laisse mener par l'instinct!

Cette situation, en sens inverse de la volonté publique, dès long-temps constatée, dut augmenter les mécontentemens. Et lorsque, parmi les hommes qu'on réputait les pères de la patrie, on soupçonna que siégeaient quelques uns de ses oppresseurs, les mécontentemens produisirent une inquiétude habilement entretenue et perfidement fomentée par l'Étranger. Bientôt les troubles éclatèrent.

Déjà on en avait fait l'essai lors de la convocation des assemblées bailliagères à Rennes, à Grenoble, en Franche-Comté, à Paris. Mais ces premiers, du moins, pouvaient être attribués autant aux menées des privilégiés qu'aux prétentions du troisième ordre. Aujourd'hui, à qui et à quoi imputer des désordres beaucoup plus sérieux? On en voit le prétexte, on en cherche le motif. La riche manufacture d'un négociant paisible est livrée au pillage et aux flammes (*): par quel fil secret cet événement tient-il à ceux qui l'ont précédé, à ceux qui le suivront? On ne découvre pas ici l'inévitable puissance des causes, la série nécessaire des effets. C'est un fait isolé dont le mobile, caché long-temps, se laisse soupçonner, mais ne peut même se démontrer aujourd'hui. Chaque parti, devinant apparemment dans les autres ses propres intentions, en accuse le parti contraire. Celui de l'Étranger en sait plus, et n'en dira pas davantage. Vraisemblablement, on voulait essayer les forces réciproques; calculer, par un fait, la puissance des attaques et celle des résistances; en un mot, faire comme une répétition de la guerre civile dès longs-temps méditée. (**)

(*) Pillage et incendie de la manufacture de papiers peints appartenant à M. Réveillon, négociant estimé, et nullement désigné comme ennemi du peuple. (28 avril 1789.)

(**) Il est en France certain parti qui professe pour maxime l'utilité, la nécessité de la guerre civile. Il y met seulement pour condition qu'elle soit religieuse; et, si on l'en croit, il a des moyens infaillibles pour la rendre telle. Le roi de Prusse

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Tout semble, en effet, se préparer pour l'entreprendre les esprits sont inquiets, les cœurs agités de craintes et d'espérances. Au sein de l'émotion publique, ceux qui la causent sont nommés avec indignation. Les bras, long-temps engourdis dans la servitude politique, essaient en secret leurs forces renaissantes : ils demandent des armes.

C'est alors que la cour, effrayée, appelle autour d'elle ceux qu'elle croit ses amis, et qui ne sont que ses satellites. C'est alors que les environs de Versailles, ceux de Paris, se couvrent de troupes : les hauteurs de Meudon se hérissent de batteries parle d'en établir à Montmartre; Vincennes, la Bastille sont garnis des leurs.

; on

C'est au milieu de cet appareil menaçant que délibéraient les États. Divisés durant deux mois par la faction des priviléges, ils s'étaient enfin ralliés au parti des droits. Louis XVI, vertueux, c'est-àdire patriote, avait, d'une main également royale et civique, marié l'étendard de la royauté à la bannière de la nation; mais Louis XVI, faible, c'est-àdire incapable, souffrait que ses ministres cherchassent à les désunir. Autour de ces derniers, ou pour

ayant témoigné, à un membre bien connu de ce parti, la douloureuse impression que faisaient sur lui les massacres commis à Nîmes en 1815, au nom de la religion et de la royauté : « Ah! « Sire, lui répondit-on, la France n'est plus assez heureuse « pour avoir une guerre de religion. » (État des Protestans en France, par M. Aignan, pag. 111.)

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