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ment altéré le principe. C'était alors une loi de concorde, une mesure commandée par la politique et l'intérêt de l'état : aujourd'hui qu'on voulait se fonder sur le droit strict et regarder l'indemnité comme dette, elle devait remonter au temps de la dépossession; on devait les intérêts comme le capital : c'était l'émigré qui se montrait généreux envers l'état en y renonçant. De là étaient résultés les concessions faites, le changement de l'art. 7 et l'art. 22. L'indemnité offerte d'abord n'était qu'un revenu accordé aux anciens propriétaires pour remplacer celui qu'ils avaient perdu : aujourd'hui c'est une espèce de fonds d'amortissement qui leur est donné pour racheter des biens dont la valeur est dépréciée par la loi même... Ils regardent comme insuffisante et incomplète toute mesure qui ne conduit pas à leur réintégration dans les propriétés qu'ils ont perdues ; ils ne seront pas satisfaits qu'elle ne soit opérée... Cette indemnité ne pouvait être payée que par les contribuables; mais, puisque tous avaient éprouvé des pertes analogues, était-il juste pour rendre à l'un d'ôter à l'autre ce qui lui reste? D'ailleurs ce n'est pas seulement d'une question d'argent qu'il s'agit ici à côté de cette question se place une question d'honneur et de principe bien autrement difficile à traiter et à résoudre. Ce que veut la classe à qui l'indemnité est accordée, c'est que l'on reconnaisse qu'elle a seule soutenu les vrais principes et combattu pour la bonne cause. Or une pareille déclaration frapperait en quelque sorte de réprobation les sept huitièmes de la France, et soulèverait tous les esprits loin de les calmer, comme on l'espère. Telle était l'opinion du noble pair (M. le duc de Broglie), et c'était au nom de la paix et de la tranquillité publique qu'il votait le rejet de la loi.

Il faut observer ici que l'impression de ce discours ayant été demandée, un pair (M. le duc d'Uzès) avait proposé de ne faire imprimer aucune des opinions qui seraient prononcées dans la discussion, comme l'autre Chambre l'avait décidé; mais la haute Chambre en jugea autremennt, et elle ordonna successivement l'impression de tous les discours.

M. le comte de Saint-Roman, inscrit en faveur du projet, justifia

d'abord l'émigration des reproches qu'elle avait subis. I adoptait le principe de la loi; mais il aurait voulu en étendre les bienfaits aux émigrés forcés par le besoin de rester en pays étranger. Il adoptait l'art. 22 comme un complément nécessaire de la loi proposée. C'était à l'administration seule qu'il appartenait d'encourager par un influence paternelle, mais inaperçue, des actes que la loi approuve sans les commander, et sans lesquels le projet soumis à la Chambre n'atteindrait qu'imparfaitement le but qu'on se propose.

Un troisième opinant, M. le vicomte de Chateaubriand, inscrit pour parler sur le projet en défendait d'abord le principe, c'està-dire ce qu'il n'avait cessé de réclamer depuis la restauration.

« La propriété territoriale sert de fondement à la Cité, dit S. S.; elle règle ses droits politiques. Qui la pervertit on la transporte, corrompt l'état ou altère la constitution.

Elle est la base de toutes les lois de finance; elle supporte en dernier résultat toutes les charges publiques, auxquelles la propriété mobilière se soustrait en partie.

« Elle domine le droit commun chez tous les peuples; l'ébranler, c'est ébranler l'édifice des lois.

« La confiscation en masse des propriétés est tout simplement le droit de conquête or une nation ne peut pas exercer ce droit sur elle-même...

«

L'indemnité est donc une loi de justice dont les raisons les plus graves exigeaient la promulgation. Toutefois vous n'aurez pas été surpris que la question ait été déplacée, dès qu'elle a été livrée à l'examen du public, parce qu'elle soulève une multitude d'intérêts.

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Deux attaques étaient faciles à prévoir, il était probable qu'on aurait à soutenir l'émigration et la Charte. L'honneur de l'une comme la sûreté de l'autre me touchent; j'ai combattu dans les rangs de la première, je lui a prêté l'appui de ma voix quand elle n'a plus eu besoin d'autres secours ; que si aujourd'hui elle est certaine de trouver des défenseurs plus habiles et plus favorisés de la fortune, elle ne peut m'empêcher de m'unir comme volontaire à ceux qui font valoir ses droits, pour accroître, autant qu'il est en moi, son triomphe.

« Je me sens d'autant plus libre que je n'ai rien à réclamer pour moi de l'indemnité, et que mes services, si j'en ai rendu à la cause royale, ont été de ces sueurs du soldat qui ne se comptent ni ne se paicnt; mais je sollicite avec ardeur un vétement pour mes nobles compagnons d'armes, une chaussure pour ces vienx Bretons que j'ai vus marcher pieds nus autour de leur monarque futur portant leur dernière paire de souliers au bout de leur baïonnette, afin qu'elle pût encore faire une campagne. »

Après avoir repoussé les outrages faits à l'émigration, l'illustre pair répondait aux reproches faits à une autre classe de Français,

aux acquéreurs de domaines nationaux. Il espérait que les biens confisqués vendus, revendus, partagés entre une multitude d'héritiers, possédés par des générations étrangères à nos premiers désordres, ces biens fertilisés par les sueurs et l'industrie de ces nouvelles générations, avaient perdu sinon le souvenir, du moins le caractère de leur origine; que les possesseurs de ces domaines étaient partout, dans les corps politiques, judiciaires, administratifs, dans l'armée, dans le palais du Roi; que la Charte avait confirmé la vente des biens nationaux..., et que les sermens prêtés à la Charte ne pouvaient être vains... Il ne pouvait être question dans la cause en question que du principe de la propriété sur lequel repose l'ordre social... L'indemnité était moins une mesure réparatrice du passé, consolatrice du présent, qu'une mesure faite pour préserver l'avenir. La France devait s'imposer cette généreuse amende afin que les confiscations futures devinssent impossibles.

Ainsi M. de Châteaubriand appuyait de tout le poids de son éloquence le principe du projet de loi; mais là finissait ce qu'il avait à dire en sa faveur. Car cette loi de salut lui paraissait « avoir été a gâtée par des détails dont le mal était peut-être irréparable. »

Entrant alors dans la critique des articles, l'orateur y trouve une confusion du droit politique et civil, qui devait produire dans le conflit de ces deux droits opposés des questions insolubles à la jurisprudence la plus éclairée. Le projet entier lui paraît fondé sur quatre fictions:

1° Fiction dans l'intégralité de l'indemnité;

2o Fiction dans les moyens d'évaluation, ou dans les deux catégories du 2o article de la loi;

3. Fiction dans les fonds affectés au service de l'indemnité; 4° Fiction dans la limite du temps prescrit pour la liquidation. Il observe qu'on établit les 30 millions au capital d'un milliard valeur purement nominale, dont la baisse est probable; que le chapitre des dettes ne présente aucune certitude; que les évaluations en offrent encore moins; qu'il doit en résulter des inégalités, qui sont, pour la deuxième catégorie, une seconde confiscation; que les liquidations seront lentes, et que plusieurs articles donne

ront lieu à des difficultés interminables; et en définitive il croit que, dans le calcul le plus favorable, il ne restera pas plus de 531 millions à partager entre les ayant-droit pour l'intégralité de ce milliard si pompeusement annoncé...

A ces observations, l'illustre pair ajoute que le projet de loi n'assigne pas d'hypothèque au milliard; qu'il supprime l'existence des trois pour cent qui n'existaient pas...; que les voies et moyens de l'indemnité ne sont pas assurés...; car, si la guerre éclatait, il faudrait suspendre les rachats au moyen desquels on compte annuler la moitié de l'indemnité dans les cinq ans que durera la liquidation, et l'on n'obtiendrait pas les excédans de recettes sur lesquels on compte pour suffire à l'autre moitié de l'indemnité.

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Le projet qui vous est présenté, dit le noble pair en terminant, est malheureasement rattaché à des idées qui en corrompent la nature.

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La pensée d'une loi de concorde, de morale et de religion occupe le cœur d'un magnanime souverain; cette pensée en sort avec ces augustes caractères; qu'arrive-t-il? Elle est transformée en une loi de parti, en une loi de hasard et de division; elle se trouve comme liée à une autre loi qui froisse les intérêts d'une classe nombreuse de citoyens. L'ancienne propriété de la France, morte en papier, ressuscite en papier; elle avait servi d'hypothèque à un effet sans valeur, elle est reproduite par un effet sans hypothèque. Les assignats ont commencé la révolution, des espèces d'assignats vont l'achever. Nous prétendons tout concilier, et nous faisons des distinctions de propriétes mobilières, après avoir fait des distinctions de porpriétés immobilières. En donnant des 3 pour 100 aux émigrés, cette nouvelle dette, appuyée sur un effet ancien et solide, aurait vu son origine se perdre et se confondre dans la dette commune. Mais non! quelque chose d'incompréhensible nous pousse comme malgré nous à perpétuer le souvenir des désastres et des partis, à graver plus profondément l'empreinte du sceau que nous prétendons effacer. Nous aurons des 3 pour 100 à 75, annonçant la réduction du rentier, à la date de la création de l'indemnité; nous aurons des 3 pour 100 d'émigré, qui deviendront des 3 pour 100 nationaux, comme nous avions des biens nationaux, et qui seront bientôt atteints de la défaveur dont cette épithète a frappé les biens qu'ils représenteront. Nous donnerons ces 3 pour 100 à un père de famille, comme un billet d'entrée à la bourse, et nous lui dirons : « Va retrouver par la fortune ce que tu as sacrifié à l'honneur; si tu perds de nouveau ton patrimoine, la légitime de tes enfans; si << tu perds quelque chose de plus précieux, les vertus que t'avait laissées ta « première indigence, qu'importe? à la bourse, on cote les effets publics, et non « les malheurs; »

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« Je voudrais savoir, messieurs, de quel temps nous sommes ? On nous propose des réglemens religieux, dignes de l'austérité du douzième siècle, et on nous occupe de projets de finances qui semblent appartenir à une époque beau coup plus rapprochée de nous : il faut pourtant être d'accord avec nous-mêmes: nous ne pouvons pas être à la fois des joueurs et des chrétiens; nous ne pou vons pas mêler des décrets contre le sacrilège à des mesures d'agiotage. Si notre

morale est relâchée, que notre religion soit indulgente; et, si notre religion est sévère, que notre morale en soutienne la rigidité. Autrement, notre inconséquence, en frappant tous les yeux, ôterait à nos lois ce caractère de conviction qui doit les faire respecter des peuples. Je crains, messieurs, que le projet de loi de l'indemnité, suivi du projet de loi de la conversion des rentes, derrière lequel on entrevoit un troisième projet de réduction, n'ait été conçu contre l'intention de ses auteurs, d'après un système dont la France deviendrait la victime. Il serait dur que la Providence eût ébranlé le monde, précipité sous le glaive l'héritier de tant de Rois, conduit nos armées de Cadix à Moscou, amené à Paris les peuples du Caucase, rétabli deux fois le Roi légitime, enchainé Buonaparte sur un rocher, et tout cela afin de prendre par la main quelques obscurs étrangers qui viendraient exploiter à leur profit une loi de justice et faire de l'or avec les débris de notre gloire et de nos libertés.

<< J'appuierai, messieurs, tous les amendemens qui me paraîtront propres à améliorer le projet de loi. »

(12, 13, 14 avril.) Quoique la discussion eût été épuisée dans l'autre Chambre sur le principe du projet de loi, il trouva encore de vigoureux adversaires dans MM. le comte Cornudet, le comte Molé, le duc de Choiseul et le baron de Barante. Le premier maintenant qu'en aucune crise, si violente qu'elle fùt, la puissance politique ne pouvait être absente, défendait sur ce principe la légalité des acquisitions de biens confisqués; le second, attaquant l'émigration comme une grande erreur ou faute politique, regardait ainsi la confiscation comme odieuse en elle-même, mais comme une mesure légale, et la loi nouvelle comme une concession du ministère à un parti qui le dominait. Le troisième, quoique émigré lui-même et devant avoir une part considérable à l'indemnité, proposait de n'accorder à l'émigration que 15 millions en cinq pour cent qui représenteraient environ le tiers de leurs biens ou rentes confisqués, et d'en allouer quinze autres pour indemniser toutes les classes de citoyens qui avaient souffert des malheurs de la révolution. Le baron de Barante aussi repoussait le principe exclusif de la loi, dont les premières conséquences seraient de rallumer les haines prétes à s'éteindre, de grever l'état d'une dette nouvelle qui compromettrait le crédit public et qui empêcherait de se livrer à des améliorations utiles. Tous s'accordaient à réprouver l'indemnité considérée comme établie sur un droit, à considérer la loi comme une loi purement politique, à réformer les mots due par l'état, et surtout l'art. 22 qui semblait une prime donnée aux anciens proAnnuaire hist. pour 1825.

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